Penser la fracture numérique ou la résistance à la numérisation ?

Fracture numérique ou résistance

La massification du recours aux technologies informatiques accentue des inégalités sociales déjà bien présentes. La notion de fracture numérique et les politiques d’inclusion ou d’appropriation focalisent l’attention sur des « victimes » que l’on pourrait sauver. Néanmoins, si nous changeons de point de vue, nous pouvons voir ces personnes comme des acteurs et actrices politiques qui remettent en question la numérisation elle-même, et pas seulement la manière dont ils et elles devraient s’y adapter. Ces personnes, et d’autres qui ne sont pas aussi visiblement victimes, ont des arguments proprement politiques à faire valoir pour résister et penser autrement la numérisation.

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La massification du recours aux technologies informatiques accentue des inégalités sociales déjà bien présentes. La notion de fracture numérique et les politiques d’inclusion ou d’appropriation focalisent l’attention sur des « victimes » que l’on pourrait sauver. Néanmoins, si nous changeons de point de vue, nous pouvons voir ces personnes comme des acteurs et actrices politiques qui remettent en question la numérisation elle-même, et pas seulement la manière dont ils et elles devraient s’y adapter. Ces personnes, et d’autres qui ne sont pas aussi visiblement victimes, ont des arguments proprement politiques à faire valoir pour résister et penser autrement la numérisation.

Ce que l’on nomme la fracture numérique est avant tout une expression des inégalités sociales. Cette fracture est souvent considérée comme un obstacle à franchir pour que les personnes « fracturées » puissent accéder à des services essentiels, qu’ils soient publics, collectifs ou privés. Selon cette conception, ce fossé et la participation à la société numérique se comblerait par l’acquisition de compétences et la facilitation d’accès aux services numérisés. La crise sanitaire de la Covid-19 a permis de mettre en lumière cette problématique, et l’on a alors vu se multiplier les reportages médiatiques, les dons de matériel ou encore les appels à projet pour combler cette fracture et permettre ainsi à la numérisation des services de poursuivre sa route vers une société supposément plus intelligente, plus efficace. Mais cette fameuse fracture est-elle la principale entrave à la numérisation de la société ? Est-ce que nous, dans le secteur associatif, ne pouvons-nous pas aborder nos doutes et craintes vis-à-vis de la dématérialisation des services par d’autres biais que celui de la fracture numérique ? D’autres justifications de la critique du numérique ne sont-elles pas mobilisables ? Les citoyens numériquement « fracturés » eux-mêmes n’ont-ils pas d’arguments à faire valoir ? Et les non-fracturés, veulent-ils de cette numérisation ? Il existe sans doute des pistes de réflexion dans les différentes formes de résistances qui s’expriment, parfois discrètement, chez des citoyen·ne·s de tout horizon. Des pistes qui pourraient dessiner les contours d’une numérisation plus démocratique, c’est-à-dire une numérisation choisie par les citoyen·ne·s et non une numérisation imposée par le monde marchand pour laquelle les politiques d’inclusion numérique tentent de polir les angles.

La numérisation, au-delà d’un simple processus technologique

Dans le discours dominant, la signification de numérique[1] Dans le discours dominant, la signification de numérique[2] reste vague. Comme l’avancent Daniel Goujon et Éric DacheuxDacheux Éric et Daniel Goujon, « L’après Covid : repenser la démocratie en sortant de la fascination numérique », Droit, Santé et Société, vol. 1, no. 1, 2020, pp. 75-84., il serait plus précis de parler des outils numériques. Mais la notion ne recouvre pas simplement l’aspect technologique de tels outils : selon l’économiste Renaud Vignes, elle intègre aussi une vision du monde, une idéologie. Celle-ci, liée au technocapitalisme[3], est nommée « solutionnisme numérique » par Evgeny Morozov et induit que les outils numériques sont forcément vecteurs de progrès et auraient la capacité de résoudre les nombreuses problématiques auxquelles notre monde fait face sous couvert d’efficacité, de rapidité, de facilité et de réduction des coûts et des dépenses d’énergie.

Nous pouvons ainsi définir la numérisation comme un processus technique et idéologique de transformation des services publics et privés, physiques et humains en services numériques, c’est-à-dire en supports, outils et applications informatiques se basant sur des données numérisées, des algorithmes et nécessitant souvent une connexion à internet.

La sémantique de la lutte contre la fracture numérique

Agir contre la fracture numérique, pour l’inclusion numérique, pour l’appropriation numérique ou contre les inégalités numériques sont quatre expressions qui pourraient sembler signifier la même chose, mais qui désignent en réalité des cibles, des enjeux et des problématiques différentes, qu’il importe de distinguer.

Premièrement, la fracture numérique désigne une séparation entre celles et ceux qui se situent du bon côté de la numérisation et celles et ceux qui se situent du mauvais côté, c’est-à-dire qui en sont exclus. Or, ce second côté est loin d’être négligeable : on parle de presque 40% de la population en situation de vulnérabilité numérique[4]. Pour aborder plus finement cette fracture, on peut la découper en trois degrés : 1) l’accès au matériel et à une connexion internet, 2) les compétences d’utilisations et 3) la capacité à accéder aux services essentiels ou la possibilité de retirer un bénéfice concret de l’usage de ces technologies. De prime abord, agir contre cette fracture signifiera donc donner accès, développer des compétences et permettre l’utilisation des services numérisés aux personnes qui n’en ont pas les moyens. Il s’agit donc de permettre à celles-ci d’accéder à la société numérisée. Il ne nous paraît pas inutile de préciser que, comme le constate le Baromètre de l’inclusion numérique[5], ces personnes sont souvent situées au bas de l’échelle sociale en termes de revenus ou de diplômes, nous y reviendrons. Cependant, ce terme de fracture est probablement trop binaire pour refléter une réalité où les usages, les compétences, les types d’utilisateur·trice·s et les évolutions sont innombrables et varié·e·s. Il ne nous apparaît pas réaliste de parler d’un côté des personnes qui savent et, de l’autre, celles qui ne savent pas. Une même personne peut en effet être à l’aise pour certains usages et pas pour d’autres.

Deuxièmement, le terme d’inclusion numérique, lui aussi souvent employé dans les politiques publiques de lutte contre la fracture numérique, désigne cette fois un type de réponse à cette dernière. Il renvoie aux diverses initiatives permettant, comme nous l’avons cité plus tôt, de donner un accès, des compétences et la possibilité d’utiliser des services. En termes de politique publique, il s’agit principalement de donner accès aux services publics voire collectifs (syndicats, mutuelles…) ou privés (banques, télécommunications, énergies…). Cette approche d’inclusion numérique part du postulat, non questionné comme tel, selon lequel le recours aux outils informatiques dans la sphère publique est devenu la nouvelle norme. Et bien que ce soit le cas, comme l’explique la sociologue Patricia Vendramin[6], il est permis de se poser la question de la vitesse à laquelle cette norme s’est imposée à tout·e·s en échappant quelque peu au contrôle démocratique et trouvant un puissant catalyseur dans la crise sanitaire de la Covid-19. Le choix des mots inclusion et numérique nous pousse à exclure a priori un impensé, celui du non-numérique. À l’inverse, le choix d’autres mots pourrait mener à une toute autre vision de la numérisation. A quoi pourraient ressembler les mesures d’une politique de numérisation non-exclusive ou non-excluante ?

Troisièmement, le terme d’appropriation numérique est apparu plus récemment dans les politiques publiques de la Région Bruxelles-Capitale et en particulier dans le Plan d’Appropriation Numérique. Celui-ci « a pour objectif de créer des passerelles en Région bruxelloise pour permettre à la population de mieux apprivoiser le numérique jusqu’à se l’approprier»[7]. Encore une fois, les mots ont leur importance, et ici nous voyons un accent mis sur la responsabilisation des citoyens. Bien que ce plan interroge aussi les responsabilités des services publics régionaux et porte également une certaine attention aux groupes dits sensibles, il laisse entendre que le citoyen va bien devoir finir par se faire aux outils numériques qu’on lui impose. Ces citoyens qui cumulent déjà souvent différentes difficultés vont devoir apprendre, se former pour « s’approprier » le « numérique ». Pour ces citoyens, contraints de se responsabiliser pour s’approprier un numérique, c’est une double peine. Dans leur ouvrage « Contre l’alternumérisme »[8], Julia Laïnae et Nicolas Alep nous interpellaient sur cette notion d’appropriation qui peut être vue comme un leurre. En effet, que signifie s’approprier le numérique ? Peut-on imaginer que tous les citoyens s’approprient l’ensemble des outils numériques ? En particulier si l’on se dit que l’appropriation devrait impliquer la compréhension profonde de ces outils, c’est-à-dire la compréhension du fonctionnement d’un site web ou d’une application ainsi que la manière dont nos données sont traitées. À titre d’exemple, le logiciel eID (lecteur de la carte d’identité) est relativement praticable et son code source est même accessible[9]. Mais, même pour qui veut et peut l’analyser, les choses se compliquent pour comprendre comment se passe le traitement des données liées à notre carte d’identité. Et que dire alors d’une application comme Itsme, qui a été développée par un consortium d’entreprises privées du secteur bancaire et des télécoms et dont le code source n’est pas accessible ? On est ici au plus loin de toute possibilité d’appropriation réelle par le citoyen, alors qu’il s’agit tout même d’une application qui jouit d’un accès aux données d’identification de nos cartes d’identités, à nos téléphones et à nos cartes SIM.

Quatrièmement, la notion d’inégalités sociales numériques est elle aussi mobilisée par différents chercheurs et chercheuses à l’instar des sociologues Périne Brotcorne[10] ou Fabien Granjo[11]. Cette notion nous rappelle, comme nous l’indiquions au premier paragraphe, le caractère non binaire de la fracture et la multiplicité des inégalités d’usages. Cela nous indique aussi que ces inégalités d’usage s’intègrent dans des inégalités sociales déjà existantes tout en les renforçant. Ces inégalités ne sont donc pas qu’une question technique ou de compétences mais sont ancrées dans les inégalités sociales inhérentes au modèle de société dans lequel nous vivons actuellement. Nous avons déjà mentionné la question des inégalités de revenus et de niveau de diplôme mais nous pouvons aussi citer les cas des seniors ou des femmes comme groupe de personnes plus vulnérables numériquement et socialement.

Les résistances à la numérisation

Les approches précédemment citées mettent l’accent sur des personnes conçues comme des victimes d’inégalités sociales et numériques. Si ce constat est pour une part difficilement contestable, il n’en est pas moins réducteur dans sa manière d’aborder la question et les effets de la numérisation. Certaines personnes n’ont certes sans doute pas les compétences requises ; mais, au-delà de ce défaut de compétence, on peut également constater qu’elles n’adhèrent pas toujours à la numérisation qui s’impose à nous, et ce pas uniquement pour des raisons strictement individuelles et techniques. Ces personnes peuvent adopter des attitudes de résistance basées sur des justifications d’ordre pleinement politique. De ce point de vue, elles ne sont plus de simples victimes mais doivent être considérées comme des résistantes, comme peuvent l’être des citoyen·e·s lambda (« non fracturé·e·s ») s’opposant à différentes dimensions de la numérisation ou des citoyens engagés au sein de collectifs ou d’associations impliqués sur des enjeux liés à cette numérisation.

Nous parlerons donc ici de trois groupes de résistants à la numérisation[12], les résistants exclus, les lambdas et les engagés. Le premier regroupe donc des personnes victimes des inégalités sociales et numériques mais qui expriment des propos ou posent des actes de résistance ; le deuxième est composé de personnes plus ou moins compétentes numériquement, moins menacées sur le plan socio-économique que les résistants exclus et posant des actes de résistances individuelles ; le troisième groupe est composé de personnes souvent compétentes numériquement et impliquées dans des résistances collectives. Mais au nom de quel concept de résistance pouvons-nous présenter ces trois groupes forts différents comme des résistants ?

Pour définir ce terme, nous nous référons d’abord à la synthèse de différentes définitions proposées par les sociologues Xavier Dunezat et Elsa Galerand[13] et inspirées du travail du juriste Éric Desmons. La résistance désigne selon les auteurs une posture de défense individuelle ou collective face à une menace physique, idéologique ou politique ; elle constitue donc une réponse émanant d’une ou plusieurs victimes face à une situation d’oppression. Cette résistance peut être manifeste et exercée aux yeux de tous : il s’agit alors d’un type de résistance davantage utilisé par le groupe engagé et dans une moindre mesure par le groupe lambda. Mais elle peut aussi s’exercer de manière dissimulée et devient donc difficilement identifiable. Dans ce cas, nous parlons de résistance infra-politique dans un sens assez proche que celui développé par l’anthropologue étasunien James C. Scott[14]. D’après l’auteur, cette résistance infra-politique est pratiquée par les personnes de groupes sociaux les plus dominés qui n’ont pas intérêt à manifester leurs désaccords de manière publique afin d’éviter les représailles du groupe dominant. Ce type de résistance s’exprime historiquement à travers des pratiques comme le braconnage, le squat, les ragots, le travail en perruque[15], la flânerie, les menaces masquées ou anonymes, des contes populaires de vengeance. Face à la numérisation, nous avons pu observer d’autres types d’actes de résistances[16] : feindre l’incompétence numérique auprès d’une administration, refuser systématiquement d’utiliser certaines applications, refuser d’utiliser des systèmes de reporting informatique dans un cadre professionnel, ne pas avoir recours à l’utilisation de logiciels propriétaires, etc. Ces pratiques ne sont pas exclusivement mises en œuvre par le groupe des résistant·e·s exclus, mais elles s’apparentent néanmoins à de la résistance infra-politique dans le sens où les trois groupes étudiés font face à différents types de menaces liées au processus de numérisation de la société. De cette manière, les personnes exclues et habituellement perçues comme des victimes peuvent également être vues comme faisant partie d’un groupe plus large et plus actif de résistants à la numérisation.

Des justifications aux résistances à la numérisation

Ainsi, une partie des personnes exclues de la numérisation, les « fracturés », font partie d’un groupe plus diversifié, celui des résistant·e·s. Celles et ceux-ci résistent de différentes manières en invoquant des registres de justification moins individuels et plus politiques que le simple manque de compétence. En voici un panel issu d’une revue de la littérature et d’entretiens individuels[17].

La justification égalitariste-sociale

Ce type d’argument renvoie aux différentes inégalités générées par la numérisation. Au-delà de la question des inégalités sociales numériques que nous avons déjà soulevée, les différents groupes avancent aussi les pertes d’emplois induites par l’informatisation ou encore le capitalisme de plateforme à l’image d’entreprise comme Uber et autres services de livraison précarisant l’emploi[18].

La justification environnementale

Ce type de justification regroupe différentes externalités négatives dues à la production, au fonctionnement et aux déchets que génèrent les outils numériques. Nous pouvons citer, par exemple, les dégâts qu’engendrent l’appropriation de terres rares, la consommation d’énergie nécessaire à l’alimentation des data centers.

La justification démocratique

L’argument démocratique regroupe différents aspects tels que les ingérences démocratiques, comme celles qui ont été constatées lors du scandale Cambridge Analytica mais aussi le manque de transparence du vote électronique ou le fait que la numérisation des services publics n’est pas soumise aux débats démocratiques pourtant nécessaires au fonctionnement de la vie sociale.

La justification hégémonique

Cet argument, souvent invoqué, repose sur les positions quasi monopolistiques et sur l’omniprésence des GAFAM[19]. Le recours à leurs produits est d’ailleurs pratiquement indispensable pour accéder aux services publics numérisés : avoir un ordinateur qui fonctionne avec le système d’exploitation (OS) de Microsoft ou celui d’Apple ou bien utiliser un smartphone utilisant Android, l’OS de Google, et bien souvent, l’adresse Gmail qui va avec, etc.

 

La justification libérale

La justification libérale renvoie aux libertés individuelles, au stockage et à l’exploitation des données personnelles ainsi qu’a la possibilité de contrôle exercé par l’État ou par des entreprises privées.

La justification de l’efficacité

Si des résistant·e·s refusent d’utiliser les technologies, c’est aussi parce que certaines d’entre elles sont jugées inefficaces. Il n’est pas rare d’avoir des difficultés à utiliser des applications comme Itsme, que les bornes bancaires soient en panne ou que le manque d’ergonomie d’un site d’un service public le rende difficile à utiliser. Bien que cela puisse relever d’un problème de compétence, le fait que certaines plateformes soient difficiles d’utilisation relève aussi d’un manque d’efficacité de leur part. En effet, un site ou une appli censé·e être utilisé·e par le plus grand monde peut être considéré·e comme inefficace si les personnes qui l’emploient ne parviennent pas à arriver à leurs fins.

La justification de la déshumanisation

Ce registre de justification regroupe des arguments relatifs à la transformation du rapport entre les humains ou aux risques sur la santé mentale. Dans le premier cas, ils font référence au fait que la disparition des guichets et la multiplication des plateformes en ligne, des formulaires ou des répondeurs téléphoniques, en plus de pousser les personnes à davantage utiliser les outils numériques, diminue la possibilité de dialoguer, de négocier, de traiter des situations exceptionnelles ou non prévues ou encore, plus simplement, d’avoir un rapport humain direct et de rompre avec un certain isolement. Dans le second cas, il s’agit d’arguments faisant plutôt référence au rythme qu’imposent souvent ces outils et au stress qu’ils génèrent.

Déconstruire et reconstruire les discours et les propositions

La numérisation est un processus technique et idéologique qui concerne l’ensemble de la société : nous pouvons à ce titre parler d’un fait social total. Lorsqu’il s’agit de la numérisation d’un service public, le bémol le plus communément mentionné est celui de la fracture numérique ; mais ce terme ne colle pas suffisamment à la réalité sociale, et c’est pourquoi nous préférerons utiliser celui d’inégalités sociales numériques. Les mots ont leur importance, c’est pourquoi il nous a semblé judicieux de déconstruire les termes d’inclusion ou d’appropriation numérique. Les politiques ont un rôle à jouer pour faire face à la numérisation massive que nous connaissons aujourd’hui. Néanmoins, elles réduisent le plus souvent les citoyen·ne·s à un rôle de victime d’exclusion – ce qui n’est pas faux mais nous considérons que, d’un point de vue démocratique, cette lecture est insuffisante. Ces personnes victimes des inégalités sociales numériques sont aussi porteuses d’un propos politique et peuvent poser des actes qui le sont tout autant, sans toutefois qu’ils soient reconnus comme tels – c’est précisément ce que l’on nomme la résistance infra-politique. On peut alors considérer les « non-numérisés » non pas comme des victimes passives d’une fracture technologique, ni même seulement comme les victimes passives d’inégalités sociales dont découlerait une inégalité d’accès au numérique, mais comme des résistants conscients s’opposant à un dispositif inséparablement technologique, idéologique et politique, en lui-même porteur et producteur d’inégalités et de processus anti-démocratiques. De ce point de vue, ces personnes font partie d’une groupe plus large et plus diversifié au niveau socio-économique, rassemblant l’ensemble des résistant·e·s à la numérisation. Elles partagent avec eux différents types d’argumentaires contre la numérisation et posent certains actes de résistance, souvent cachés et d’apparence individuels, mais parfois posés aussi de manière publique et manifeste, lorsqu’il s’agit de personnes engagées dans des collectifs ou associations.

Dans le contexte d’accélération de la numérisation que nous connaissons aujourd’hui, s’il est important de lutter contre les inégalités numériques, il nous paraît pertinent, en tant qu’acteur d’éducation permanente, de ne pas se focaliser uniquement sur cette « fracture numérique » mais de prendre en compte les autres critiques précitées ainsi que leurs différents registres de justification. Mobiliser la notion de résistance numérique, en ce compris dans ses formes infra-politiques, pourrait permettre de créer des ponts entre les différents groupes de résistant·e·s qui se côtoient peu et auraient pourtant intérêt à partager davantage leurs pratiques et discours. De cette manière, ils et elles pourraient être en mesure d’alimenter un discours et des propositions pour penser une autre numérisation.

  • [1] Nous utilisons ici le terme numérique. L’anglicisme digital est aussi régulièrement utilisé et révèle souvent, en particulier lorsqu’il est mobilisé par des francophones, l’aspect idéologique de la notion.
  • [2] Nous utilisons ici le terme numérique. L’anglicisme digital est aussi régulièrement utilisé et révèle souvent, en particulier lorsqu’il est mobilisé par des francophones, l’aspect idéologique de la notion.
  • [3] Cette thématique est largement abordée dans le numéro 1 de la revue Permanences critiques. Voir notamment : Marion Nicolas, « L’autoritarisme discret du technocapitalisme », Permanences Critiques, n°1, décembre 2021.
  • [4] Baromètre de l’inclusion numérique, UCLouvain, VUB, Fondation Roi Baudoin, 2020, p. 22. Le baromètre est téléchargeable sur la page : https://www.kbs-frb.be/fr/barometre-inclusion-numerique.
  • [5] Ibid, p. 25-27.
  • [6] Vendramin, Patricia. « Le numérique, une nouvelle norme ? », in Serge Paugam (éd.), 50 questions de sociologie. Paris, Presses Universitaires de France, 2020, pp. 417-425.
  • [7] Le plan d’appropriation numérique de la Région Bruxelles-Capitale est consultable sur ce lien : https://clerfayt.brussels/fr/plan-appropriation-numerique.
  • [8] Laïnae Julia & Alep Nicolas, Contre l’Alternumérisme, Saint-Michel-de-Vax, La Lenteur, 2020.
  • [9] Le code source du logiciel eID est libre et peut être consulté sur https://github.com/Fedict/eid-mw.
  • [10] Brotcorne, Périne. Les inégalités sociales numériques en éducation : termes et enjeux d’une question sociale minorée, Journée d’études internationale : Inégalités numériques (ESPE de Caen; Maison de la Recherche en Sciences Humaines, Mars 2019, Caen, France).
  • [11] Granjon, Fabien, La « fracture numérique ne dit pas tout », 01 février 2022, URL : https://dieses.fr/la-fracture-numerique-ne-dit-pas-tout, consulté le 16/04/2022.
  • [12] Cette typologie des groupes de résistant·e·s est issue d’un travail de recherche dans le cadre d’un mémoire. Godefroid Adrien, Pourquoi et comment les individus résistent-ils à la numérisation ? Comprendre les résistances à la numérisation de la société, Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication, Université catholique de Louvain, 2021. Prom. : Vendramin, Patricia.
  • [13] Xavier Dunezat et Elsa Galerand, « La résistance au prisme de la sociologie des rapports sociaux : les enjeux du passage au collectif », José-Angel Calderón et Valérie Cohen dir. Qu’est-ce que résister ?, Presses universitaires du Septentrion , 2014, pp. 125-142.
  • [14] James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, trad. fr. Olivier Ruchet, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.
  • [15] Utiliser du temps ou des outils de travail pour réaliser une tâche qui n’entre pas dans le cadre de la relation salariale.
  • [16] Godefroid Adrien, op. cit.
  • [17] Ibid.
  • [18] Voir Piret Cécile, « Le stade “UBER” du capitalisme et du travail », analyse ARC, 2019, URL : https://www.arc-culture.be/publications/le-stade-uber-du-capitalisme-et-le-travail/, consulté le 05 mai 2022.
  • [19] Acronyme de Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft. Ces entreprises font toutes parties du top 10 des capitalisations boursières mondiales et sont omniprésentes dans nos quotidiens. Elles sont toutes étasuniennes, biens que d’autres entreprises comme Alibaba ou Huawei sont elles aussi très présentes sur notre continent.