Le stade « UBER » du capitalisme et le travail

Le stade « UBER » du capitalisme et le travail

De quoi parlons-nous lorsqu’on évoque l’ubérisation de la société ? Parce qu’il n’est pas forcément facile d’identifier les processus sociaux amorcés par l’irruption de plateformes numériques telles Uber ou Deliveroo, cette analyse entend contribuer à une meilleure compréhension de ce phénomène en l’abordant pour ce qu’il est : un nouveau stade du capitalisme particulièrement parasitaire, défiant les travailleurs et les protections collectives liées à l’emploi.

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En quelques années à peine, des entreprises devenues très vite monopolistiques telles que Uber, UberEats, Deliveroo, Airnbnb, ListMinut, pour ne citer que les plus connues installées en Belgique, ont fait irruption dans les secteurs du transport avec chauffeur, de la livraison de repas, du logement touristique, ou encore des prestations de tâches ménagères, au point d’y redéfinir entièrement l’emploi et le travail. Si elles ont pu s’imposer si facilement, c’est qu’elles ont été alimentées par des investisseurs extérieurs qui ont cherché, après la crise de 2008, à placer leurs actifs financiers dans des secteurs plus rentables. Tournant le dos au secteur industriel et productif stagnant, ces investisseurs se sont dirigés vers des nouvelles entreprises issues de l’économie numérique[1]. De cette manière, une société comme Uber, dont le gigantisme est sans doute paradigmatique de cette économie, a misé sur une croissance rapide et a bénéficié de levées de fonds immenses. C’est là-dessus que la stratégie disruptive de ces entreprises a pu s’établir : tourner à perte dans un premier temps, grâce à des liquidités massives, pour détruire toute concurrence (un peu) plus régulée sur le marché. De cette manière, dans certaines villes des États-Unis, Uber a fait exploser la demande en proposant des courses à un prix si bas qu’il ne peut couvrir les coûts liés à la voiture[2]. Grâce à des courses subventionnées par des fonds privés, l’entreprise a ainsi pu s’imposer comme monopole et détruire massivement l’emploi existant dans le secteur des taxis.

Pour cette analyse, nous voudrions explorer ce que le stade « uber » du capitalisme, ou ce qu’on appelle plus généralement l’« ubérisation » du capital, fait au monde du travail. Cette nouvelle manière de valoriser le capital, à travers une structure économique et un référentiel idéologique néolibéral spécifiques, impacte radicalement et à long terme le travail et l’emploi, mais aussi la société dans son ensemble : c’est bien parce que ces entreprises engagent de nouveaux rapports de classes qu’elles interrogent plus fondamentalement les modes de redistribution de richesses et de protection collective. S’il n’est pas toujours facile, tant pour les pouvoirs publics que pour les organisations de défense de travailleurs, d’identifier clairement les enjeux que posent ces entreprises, c’est aussi parce qu’elles produisent des puissants effets culturels, tels le fait de véhiculer l’idée d’une société d’entrepreneurs contractant librement leurs services ou celle de la toute-puissance du consommateur. Nous proposons de déconstruire ces effets culturels en les rattachant à la structure spécifique de ces entreprises et au procès de travail[3] qu’elles imposent. Afin de circonscrire notre analyse, nous nous attacherons plus particulièrement au cas de deux entreprises dominantes dans leur secteur : Uber pour le secteur des chauffeurs et Deliveroo pour le secteur des livraisons de repas.

Des entreprises à la structure allégée

Ces entreprises fonctionnent selon une structure économique similaire, qui se présente comme une conjonction de facteurs internes et externes. D’abord, elles sont propriétaires d’une plateforme, c’est-à-dire d’une infrastructure numérique mettant en relation, via un algorithme, une offre et une demande. L’outil de la plateforme s’inscrit pleinement dans la reconfiguration du capitalisme contemporain de ces dernières décennies dans lequel les données sont devenues la matière première que l’on peut transformer en valeur. La propriété privée et exclusive de ces plateformes permet en effet aux entreprises d’extraire, d’analyser et de vendre les données sur lesquelles elles font une grande partie de leur profit. Dans un cercle vertueux, la captation des données optimalise les algorithmes, ce qui attire toujours plus d’usagers, qui eux-mêmes contribuent à enrichir les données[4]. Ensuite, elles reposent sur un procédé d’hyper-externalisation[5] : elles externalisent le travail, mais aussi toute forme de capital fixe et les investissements qu’il nécessite : véhicule, logement, coûts d’entretien, assurance. Ces coûts sont pris en charge par les travailleurs. Les entreprises extraient de l’activité générée (la course ou la livraison) une commission tournant généralement entre 20 et 30%. À titre de comparaison, c’est comme si les ouvriers d’une usine devaient acheter eux-mêmes les machines et utiliser une partie de leur revenu pour leur entretien, tandis que le propriétaire de l’usine ponctionnait une partie de la richesse générée sans rien investir et même sans produire quoi que ce soit.

Pour compresser les coûts salariaux au maximum, ces entreprises imposent aux travailleurs de travailler sous un statut d’indépendant dont les modalités concrètes varient selon la législation nationale en vigueur. En Belgique, la loi De Croo de 2017 a légiféré sur l’économie « collaborative » en créant un régime fiscal favorable pour les revenus issus des plateformes agréées[6]. Le statut « pair to pair » créé par cette loi est fortement utilisé par les travailleurs de ces plateformes qui conçoivent leurs prestations à titre complémentaire. C’est notamment le cas chez Deliveroo, où 85% des coursiers utilisent ce statut (contre 10% d’indépendants et 5% d’étudiants-entrepreneurs)[7]. Ce statut s’inscrit dans la continuité des formes d’emploi allant vers plus de flexibilité et dérogeant à la fiscalité, à l’instar des flexi-jobs et du régime des petites indemnités (RPI).

Deux observations générales peuvent être faites sur la manière dont ces formes d’emplois participent à la précarisation des travailleurs. Premièrement, en normalisant l’idée que les travailleurs peuvent « arrondir leur fin de mois » avec un revenu complémentaire, ces emplois atypiques fonctionnent comme un cheval de Troie de la double journée de travail. Rappelons que celle-ci est déjà la norme pour les travailleurs pauvres des États-Unis[8].  Deuxièmement, en contournant le contrat salarial, les travailleurs ne bénéficient d’aucune protection sociale. Comme le dit Mathieu Strale, bien que les gains promis par les plateformes peuvent sembler alléchants, ces revenus doivent être considérés comme des rémunérations brutes et non des salaires[9] : les travailleurs indépendants doivent cotiser eux-mêmes pour leur pension, leur protection sociale, leurs indemnités congés, etc. Par exemple, lorsqu’on monte dans un véhicule Uber, le chauffeur n’aura dans sa poche qu’un peu plus du tiers de la course après qu’aient été payés la commission pour la plateforme (25%), la TVA, les coûts liés au véhicule et les cotisations sociales.

Enfin,  pour que ces plateformes puissent se développer, l’emploi extra et/ou précaire doit être une nécessité pour une part suffisamment importante de la population. Plusieurs enquêtes indiquent en effet que travailler pour Uber constitue une possibilité d’emploi pour les « surnuméraires » (masculins) éloignés du marché du travail : en France, les chauffeurs Uber proviennent de régions où le taux de chômage est élevé[10] ; dans les banlieues, devenir auto-entrepreneur est une solution de plus en plus prisée pour faire face aux discriminations que les jeunes d’origine immigrée subissent sur le marché de l’emploi[11]. Si les chauffeurs Uber font le plus souvent de cette activité leur activité principale, dans le cas de Deliveroo, le profil qui ressort le plus est celui du « cumulant » : il s’agit souvent de jeunes hommes qui, à un moment de leur trajectoire biographique, ont recours au travail de livraison sans qu’il soit envisagé dans la durée[12]. S’ils ont des profils sociologiques assez variés, ce qui les rassemble est la nécessité d’obtenir à court terme une rentrée d’argent plus importante que ce que ne leur permet leur autre activité. À cet égard, on pourrait penser que les étudiants, nombreux à figurer parmi les coursiers de Deliveroo, relèvent d’un autre cas de figure, provenant souvent d’une origine socio-économique plus élevée. Pourtant, à y regarder de plus près, l’étudiant est le profil type du cumulant : son revenu principal ne provient pas de son activité pour une plateforme, il est bien souvent aidé par ses parents ou par un autre membre de sa famille, il bénéficie d’une bourse d’étude ou d’un logement subventionné par l’université, etc. Il s’agit donc, en réalité, d’une main-d’œuvre particulièrement intéressante pour ces plateformes.

Si travailler pour ces plateformes permet donc de sortir du chômage ou d’avoir rapidement des rentrées d’argent, cela ne signifie pas pour autant sortir de la précarité. Uber a récemment fait savoir qu’en tenant compte d’un horaire médian de 45,5 heures/semaine le salaire mensuel médian net de ses « prestataires de services » était de 1617 euros[13]. En travaillant (vraiment) beaucoup, donc, les chauffeurs Uber peuvent espérer dépasser le salaire minimum français (SMIC), qui est de 1500 euros par mois en 2018. Si l’entreprise se vante ainsi d’offrir des rémunérations potables, elles ne disent rien du fait que les travailleurs doivent faire face à des revenus aléatoires et sans garantie : ils ne peuvent pas avoir la certitude d’une rentrée d’argent au-delà de la tâche effectuée, l’algorithme fixe le prix de la course et le nombre de coursiers par créneaux, le pourcentage de la commission peut varier sans que les travailleurs en aient été préalablement avertis.

Ainsi, l’extraction très lucrative des données personnelles, l’hyper externalisation et l’utilisation d’une main d’œuvre précarisée sont au fondement de l’organisation de ces entreprises. Elles apparaissent comme la forme paradigmatique d’une exploitation sans patron, dissimulée sous le langage néolibéral d’une « économie du partage » où la collaboration entre indépendants se serait substituée à la lutte de classes. Pourtant, afin d’extraire de la plus-value, ces entreprises recourent à des modalités de mises au travail qui organisent bel et bien la subordination des travailleurs.

Le procès de travail : vieilles recettes et nouvelles modalités de contrôle

Les caractéristiques de l’organisation du procès de travail par ces entreprises sont pour partie préexistantes : le paiement à la course rappelle le travail à la pièce que Marx décrivait comme « la forme du salaire la plus convenable au mode de production capitaliste », en ce qu’elle assure en elle-même l’intensité du travail et pousse les travailleurs à prolonger toujours plus leur journée de travail[14] ; l’absence de contrat de travail et des protections sociales est le sort des travailleurs journaliers de l’économie informelle sur les chantiers, dans les cultures agricoles, etc.. En outre, l’externalisation de la main-d’œuvre n’a rien de neuf. Ces plateformes sont simplement en train d’étendre cette pratique à de nouveaux secteurs d’activités là où elle était avant limitée au secteur industriel[15].

Mais l’interface numérique de la plateforme permet aussi de nouvelles pratiques managériales qui semblent particulièrement despotiques et efficaces. Les relations avec l’employeur sont invisibilisées par l’algorithme, à commencer par le  « recrutement » qui se fait via l’interface sans qu’il y ait le moindre contact direct avec l’entreprise. Chez Deliveroo, après une inscription en ligne, les futurs coursiers rencontrent pour une période d’essai un « ambassadeur » de l’entreprise qui est lui-même un travailleur indépendant. L’algorithme a un contrôle absolu sur le travail. Il détermine unilatéralement le prix d’une course en tenant compte de différents paramètres comme la distance, le dénivelé, la météo ou le temps d’attente. Une fois les coursiers et les chauffeurs connectés pour un créneau horaire, ils sont tracés par géolocalisation de telle sorte que l’algorithme voit leur position en temps réel. L’algorithme propose alors au travailleur des courses dont le nombre est aléatoire. Les coursiers peuvent parfois attendre longtemps (rappelons que le temps de la course est le seul temps de travail rémunéré). De nombreux témoignages indiquent que les coursiers ne savent pas exactement s’ils peuvent refuser une course sans que cela ait des conséquences sur leur évaluation ou leur possibilité de continuer à travailler pour la plateforme[16]. Ce contexte d’incertitude sur leurs droits renforce la docilité des travailleurs, à tel point que l’on peut se demander si ce n’est pas une pratique intentionnelle de l’entreprise. En outre, ils sont d’autant plus enclins à ne pas refuser les courses que les moyens pour « décommander » une course sont parfois fastidieux. La délocalisation du call-center de Deliveroo à Magadascar a ainsi été vécue par les coursiers de la plateforme comme une vraie régression dans leurs conditions de travail, car la communication avec un interlocuteur de l’entreprise en a été compliquée davantage.

Ensuite, ces entreprises s’inspirent largement de pratiques managériales issues de la cybernétique et de l’industrie des jeux vidéo[17]. Cette « gamification » du travail  fonctionne comme un ensemble des pratiques de mises en tension du travailleur. Sur l’application Uber, la carte interactive de l’application ressemble à une carte de jeu vidéo : elle fonctionne comme une réalité adaptée aux joueurs (les chauffeurs et les clients) qui met en relief la manière dont les véhicules se rapprochent des clients pour inciter à la prise en charge de la course. Alors que la course n’est pas terminée, l’application signale déjà la prochaine afin que le chauffeur soit toujours mobilisé cognitivement. Dans le même ordre d’idées, elle signale régulièrement au chauffeur les objectifs déjà réalisés et le chemin qu’il leur faut encore parcourir pour atteindre les suivants. Si le chauffeur termine plus tôt son créneau, l’application l’informe des gains qu’il aurait pu gagner s’il avait continué à travailler. Le chauffeur est ainsi toujours incité à retarder la fin de sa journée de travail. Comme dans les jeux de rôle, il reçoit de plus des gratifications non financières (des « diamants », des « badges ») pour la qualité du service rendu, qui renvoient autant à l’habillement qu’à la manière de conduire ou au sourire adressé aux clients. Le système de notations en continu renforce ce rapport ludique au travail, tout en plaçant les clients dans une position de contrôle sur les travailleurs. Derrière cet aspect très valorisé par les plateformes qui est d’améliorer constamment la qualité  du service pour le client, nous pourrions dire, à la limite, que la fonction d’évaluation, exercée par le client, est elle aussi externalisée. Ces notations produisent de plus un climat assez anxiogène pour les travailleurs. Il suffit de transposer cette pratique d’évaluation à d’autres lieux de travail pour s’en rendre compte. Par exemple, c’est comme si les enseignants étaient évalués par leurs élèves à la fin de chaque cours par une « note » allant de une à cinq étoiles. Si les statistiques du travailleur sont bonnes, celui-ci obtient certains avantages, par exemple en ce qui concerne les meilleurs créneaux horaires. Ainsi, ce qui fait traditionnellement partie des revendications collectives des travailleurs devient quelque chose qui se « gagne » individuellement en échange de bons et loyaux services. Par contre, si le travailleur reçoit une mauvaise notation, la sanction peut aller jusqu’à la déconnexion du travailleur par la plateforme. Cette déconnexion, qui n’est rien d’autre qu’un licenciement de travailleurs pseudo indépendants, pose évidemment de nombreux problèmes pour le droit du travail. Outre le fait que le travailleur ne reçoit pas de compensations pour le licenciement, il ne reçoit aucune information sur les motifs ayant mené à la décision de licencier, alors qu’il s’agit d’un droit pour tout salarié[18]. L’opacité du rapport de subordination par le truchement de la plateforme permet à ces entreprises, une fois de plus, de contourner les protections collectives du travail.

Pour résumer, cette forme de mise au travail médiée par le numérique est, pour reprendre l’analyse de Jamie Woodcock, une puissante synthèse de contrôle panoptique et de taylorisme[19]. D’une part, le contrôle panoptique de l’algorithme agit comme un dispositif de surveillance permanent et invisible : les travailleurs savent qu’ils sont littéralement suivis à la trace, que leurs données sont collectées à leur insu et qu’ils ne peuvent y échapper. La fonction de contrôle sur les travailleurs n’est même plus inscrite dans l’espace physique ou incarnée par un manager : il suffit de notifications envoyées par la plateforme. D’autre part, la logique tayloriste[20] trouve une extension particulière en ce que l’amélioration constante de l’algorithme est utilisée à des fins de rationalisation toujours plus poussée du temps de travail, allant jusqu’à intégrer les variations en temps réel.

L’illusion de la liberté : puissant moteur d’acceptabilité

Travailler pour ces plateformes constitue malgré tout une possibilité attrayante pour de nombreux travailleurs. Quels sont les principaux motifs, transversaux aux types de plateformes, que ceux-ci évoquent régulièrement ?  Il apparait que les sentiments d’autonomie et de liberté dans le travail sont fortement valorisés. L’absence de contraintes liées à des horaires établis est privilégiée. Plus encore, les travailleurs expriment le sentiment positif de ne pas travailler pour un patron mais pour soi-même. Dans l’enquête menée par Arthur Jan en France, un coursier à vélo interrogé explique de cette manière son attrait pour ce travail : «  (…) je préfère ça que d’être dans une entreprise comme salarié […] J’étais frigoriste pendant deux ou trois ans, je gagnais beaucoup mieux ma vie, mais c’était dur. Je ne supporte plus d’avoir un patron, donc je cherchais un boulot où je pouvais être un peu libre, avec personne qui ne me tape sur les doigts. [Benoît, 27 ans, autoentrepreneur dans la musique et livreur à vélo] »[21]. Un autre coursier évoque également le fait de préférer cette liberté aux contraintes de l’intérim : « Tu es patron, tu es libre, tu fais ce que tu veux. Ce n’est pas contraignant comme l’intérim où tu dois faire des contrats, les ramener toutes les semaines. [Simon, 29 ans, livreur à vélo, conducteur de bus et pompier volontaire] »[22]. Un élément semble donc dominer : systématiquement, c’est en comparaison avec les autres emplois précaires disponibles, faisant partie du champ des possibles de ces travailleurs, que le travail dans les plateformes est préféré. « Mieux que le McDo » : voici comment l’on peut  résumer la production de l’acceptabilité dans un cercle vicieux de la précarité. L’illusion de la liberté (le « choix » de se connecter à l’application quand on le veut, l’absence de patron, le sentiment d’autonomie sur la route,…) devient dès lors l’élément distinctif qui met les autres options précaires de côté[23].

C’est peut-être là que réside l’un des aspects les plus puissants de ces plateformes : parvenir à créer un sentiment de liberté parmi ses travailleurs au point qu’ils aient l’impression de ne pas travailler pour un patron, alors que le procès de travail se réalise à la fois sous haute surveillance et intense subordination, les processus décisionnels en matière d’organisation du travail étant, comme on l’a vu, unilatéralement pris par l’entreprise.

Les enjeux des luttes pour la classe qui-vit-du-travail

Malgré les avantages concurrentiels que leur confère leur modèle économique de compression radicale des coûts, ces entreprises sont fragiles. Elles peinent à être rentables et pourraient prendre la forme d’une bulle spéculative ou disparaitre dans les années à venir[24]. Il est d’ailleurs fort probable qu’elles ne survivraient pas si elles en venaient à être contraintes de salarier leurs travailleurs. Mais elles peuvent laisser derrière elles des impacts tangibles sur l’ensemble de la société. Pour saisir les enjeux que ces plateformes posent aux luttes non seulement de ceux qui travaillent pour elles mais de « la classe-qui-vit-du-travail » dans son ensemble[25], il faut considérer les tendances à plus long terme qu’elles amorcent. Non seulement en attaquant frontalement le système salarial et les collectifs de travail préexistants structurés autour de celui-ci, mais aussi de par leur nature foncièrement « parasitaire », ces plateformes intensément subventionnées par le capital ont pour effet de tirer toute la société vers le bas : elles ne participent en rien au financement des Etats et ont facilement recours à l’évasion fiscale, de telle sorte que c’est l’avenir des services publics et de la sécurité sociale qui est à terme fragilisé par ce modèle économique. Il semble qu’il y ait là un enjeu fondamental de conscientisation, les travailleurs attirés par ces plateformes ne se rendant pas toujours comptent du manque à gagner pour les finances publiques et donc, en fin de compte, pour la redistribution des richesses produites dans la société. Rappelons que si les impôts servent à financer des secteurs tels que la santé et l’éducation, l’accès à ces domaines n’est jamais acquis et encore moins dans le cadre d’une économie ubérisée qui participe d’un sous-financement des caisses de l’État.

De plus, plus ces plateformes extraient de données, plus leur pouvoir de contrôle sur la société est grand et leur emprise sur notre vie quotidienne difficilement mesurable. Nous ne nous rendons d’ailleurs pas facilement compte, en tant que consommateurs, de la manière dont nous contribuons à produire de la valeur[26]. De cette manière, il serait fondamental d’associer aux luttes pour de meilleures conditions de travail et d’emploi une forme de contrôle de la population sur ces plateformes. Ou, comme le propose Srnicek[27], nous pourrions imaginer de créer des plateformes postcapitalistes où l’usage des données serait d’utilité publique. Voilà de quoi repenser à ce que lutter contre la fracture numérique veut dire.