Le travail, langue d’Ésope de l’économie ?

Travail et économie

Dans un contexte où de plus en plus de débats et de spéculations autour du travail et du rôle qu’il joue au sein de l’économie voient le jour, Paul Löwenthal tente une déconstruction des discours et mécanismes simplistes qui sont évoqués à ce sujet, notamment par nos dirigeants politiques, et nous invite à considérer le travail dans toute sa complexité, c’est-à-dire dans la duplicité

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Le travail est une nécessité, parfois pénible et parfois mal rémunérée. Une charge. Le travail est aussi un rôle qui me donne un statut personnel, familial, social. Une dignité. À la fois une charge à minimiser et honorer et une dignité à valoriser. On dira que c’est la langue d’Ésope de l’économie.

Le fabuliste grec Ésope était esclave. Son maître lui demande d’acheter, pour un banquet, la meilleure des nourritures et rien d’autre. Ésope ne ramène que des langues ! Les invités se régalent mais sont vite dégoûtés.

– Pourquoi n’as-tu acheté que ça ?

– Mais la langue est la meilleure des choses ! C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, avec elle on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées…

– Eh bien achète-moi pour demain la pire des choses, je veux de la variété.

Et Ésope achète encore des langues ! Il Y voit la mère de tous les débats, la nourrice des procès, la source des guerres, de la calomnie et du mensonge.[1]

Aujourd’hui, l’expression « langue d’Ésope » désigne ce qui est à la fois la meilleure et la pire des choses. Je dis souvent que la monnaie est la langue d’Ésope de l’économie. Et je pourrais dire la même chose du travail.

D’une part, le travail est le levain de l’économie. Sans travail, nous se saurions produire des biens et des services, privés ni publics d’ailleurs. Nous se saurions créer du bien-être matériel, personnel (santé, éducation, consommation) ou culturel sans une production (coûteuse) et un encadrement (administration, justice). « Le travail, c’est la santé »… de l’économie : c’est une ressource, un « talent » à exploiter. Ici, c’est la croissance globale qui est en jeu.

D’autre part, le travail est aussi la rançon de l’économie : c’est une peine que nous devons supporter pour produire et, grâce à cela, gagner de quoi vivre. Le travail, c’est le coût de l’économie. Et là, c’est le bien-être qui est en jeu.

LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE – ET UN PEU PLUS

La croissance est d’ordre quantitatif. Le bien-être est d’ordre qualitatif. Les deux sont pertinents et ils se conditionnent mutuellement.

La logique de la croissance

Pas de production sans travail. Si je mesure ce que nous en obtenons en biens et services produits, nous pouvons additionner les uns (des inputs) et les autres. Le total obtenu – l’output – est le produit intérieur brut, le PIB. Et je peux confronter ce chiffre et son évolution au gré du temps à ce que nous aurons investi pour ce faire en travail rémunéré – le seul mesuré (en euros qui plus est) : un input. Forcément, travailler davantage permet de produire et jouir davantage : c’est la croissance économique.

Mais attention : ces additions ne séparent pas le bien et le mal ! La société doit aussi produire pour corriger ce qui va mal : militaires, pompiers, policiers, contrôleurs, magistrats, etc. augmentent le PIB puisqu’ils génèrent des revenus, même s’ils constituent des frais généraux de la société, qu’ils sont subis plutôt que désirés, et qu’ils ne constituent pas en soi des facteurs de croissance économique. Ils en préservent la possibilité (ce qui n’est pas comptabilisé) mais ils soustraient des forces de travail (et de matériel, etc.) qui n’ont pu être affectées à accroître la production de nouveaux biens et services. Je nuancerai fortement ceci dans la section sur la logique du bien-être – mais la constatation que je fais ici est correcte en soi. Et elle montre déjà la limite de pertinence d’un indicateur comme le PIB.

Tous les travaux ne contribuent pas également à « la » croissance. Des qualifications diverses sont requises, quoique en des proportions que dictent les technologies employées : la productivité du travail dépend à la fois de son efficacité propre (qualifications, zèle, horaires,…) et de l’efficacité des autres facteurs que les travailleurs mettent en œuvre conjointement : équipements, organisation, management – mais aussi administration publique, système de santé, législation financière et sociale,… Sans eux, le travail seul ne peut presque rien.

Statistiquement et paresseusement, on définit la productivité comme un simple rapport output/input : ce qui est produit (et vendu) par heure de travail presté.  Cette définition est discutable, car cette productivité « du travail » résulte de la combinaison de l’ensemble des facteurs : un même travailleur sera plus productif dans une économie avancée que dans un pays du Tiers-Monde.

Il y a là des sous-entendus qui interdisent de tirer la conclusion simpliste qu’il suffit de gonfler l’emploi pour accroître le PIB. Certes, nous n’augmenterons le PIB qu’en développant l’emploi. Mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante, sinon, vive les travaux inutiles ! Et ce n’est pas de l’économie-fiction, comme le montrent ces deux exemples

Argentine, décennies 1960-80 : économie en crise récurrente, le chômage massif y est masqué par des embauches forcées dans des services publics tels que l’administration ou les chemins de fer. Au prix des maigres ressources disponibles pour investir, et d’un surendettement public qui suscita une inflation galopante et irrépressible.

Belgique, décennies 1960-80 : en plus modéré, nous avons fait de même. Du personnel pléthorique a été engagé dans les régies publiques, des freins réglementaires ont été mis aux licenciements,… aux frais de l’État (donc des contribuables) et en provoquant un surendettement public digne du Tiers-Monde : 138% du PIB en 1982 ! Obligeant à dévaluer le franc belge et à nous imposer des politiques d’austérité, qui ont à leur tour freiné notre croissance et donc entretenu nos déficits publics au lieu de les résorber : moins de recettes fiscales et plus de dépenses de chômage.

La logique du bien-être

Le progrès technique a été idolâtré au xixe siècle, et encore au xxe siècle jusqu’à la contestation de la croissance dans les années 1960. On y voyait le levier majeur de la croissance et du mieux-être matériel dans la société. Le profit mettait à notre disposition davantage de moyens, permettant une médecine plus performante et appelant (donc permettant) une éducation plus poussée – et une économie plus dynamique.

Dans l’économie de marché, qui s’est développée durant ces siècles, la croissance résulte d’un cercle vertueux qui s’auto-alimente – une fuite en avant qui ressemble à un enfant qui apprend à rouler à vélo : il doit rouler vite pour ne pas perdre l’équilibre. Le système s’est développé en un cercle vertueux dynamique. La concurrence incitait à l’inventivité (matériels, matériaux, organisation : songeons au just-in-time[2]), accroissait les productivités, multipliait les biens et services (transports, communications, informatique), augmentait le besoins en main-d’œuvre qualifiée, haussait les salaires – tous les salaires – et nourrissait la croissance tout en aiguisant les concurrences. Le cercle est ainsi bouclé, et il est relancé !

Nous avons connu, dans l’agriculture et les mines, puis dans l’industrie, une multiplication de tâches routinières, pénibles, dégradantes ou dangereuses. Les progrès techniques ont réduit ces besoins et « libéré » une masse de travailleurs de tâches pénibles et mal rémunérées. Cela les rendait disponibles pour d’autres tâches, plus dignes – mais surtout différentes, plus qualifiées et qui ne s’ouvraient qu’à mesure des investissements nouveaux, de plus en plus sophistiqués, donc onéreux et difficiles à rentabiliser.

Les transitions furent longues : on ne convertit pas par décret des ouvriers agricoles en techniciens industriels, ou des ouvriers qualifiés en informaticiens. Il a fallu les former au gré des générations. Les transitions furent donc socialement pénibles. En témoignent la paupérisation et la prolétarisation qui accompagnèrent (et permirent) l’industrialisation. En témoigne aussi le chômage endémique des dernières décennies fa­ce à des progrès qui, « grâce » aux innovations de l’informatique et de la robotique, ne nécessitent cette fois plus un grand apport de main-d’œuvre, sauf la plus qualifiée. À quoi on a eu le génie d’ajouter des politiques d’austérité récurrentes depuis près de quarante ans : la purge et la saignée à des malades déjà affaiblis…

LES DROITS DES TRAVAILLEURS – ET UN PEU PLUS

Un statut personnel

Depuis de longs siècles, le revenu professionnel procure une dignité, et pas seulement un pouvoir d’achat. Longtemps, il constitua le devoir de base du père de famille, et c’était une valorisation sociale de permettre que l’épouse cesse de travailler pour s’occuper de sa famille. L’égalité des sexes a changé cela, en déplaçant la dignité des femmes vers leur propre autonomie, y compris par un métier et grâce à un salaire.

Est-ce là un résidu durci d’une sociologie dépassée ? Qu’est-ce qui est pire : que le chômeur perde sa dignité quand son apport au revenu familial ne suffit plus, ou bien que – au chômage ou au travail – son apport ne dépendrait plus crucialement de son salaire ? Cet enjeu est très controversé, parce que controversable, y compris dans les syndicats qui ont longtemps dû se battre pour faire reconnaître que le travail donne sa dignité au travailleur. Et que cette dignité ne s’évalue pas en euros.

La condamnation d’Adam dans le récit biblique de la Genèse (3, 17), Tu travailleras à la sueur de ton front suggère que pour son auteur, le travail était perçu comme une peine. Mais la théologie actuelle voit dans l’expulsion du paradis une autonomisation d’Adam et Ève, donc des humains, désormais responsables d’eux-mêmes et, selon le mot de Jean-Paul Sartre, condamnés à être libres… Ni anges, ni démons mais un peu des deux, dans une tension à gérer. Et en nous donnant cette ambition, nous fondons notre dignité.

Encore faut-il (revenons sur terre) que le travail rapporte – au travailleur. Un revenu personnel, qu’il pourra affecter en fonction de ses besoins mais aussi de ses aspirations et de ses désirs. Outre l’accès à un minimum de protection sociale et à des services collectifs vitaux, qui sont dus à toute personne, le travailleur a droit à des conditions de travail humaines et, autant que possible, gratifiantes. Qu’il se sente utile et puisse ambitionner de l’être davantage. Il y a un mot « chapeau » qui relie tout cela : des libertés (des droits et les moyens de les exercer), qui rendent possible la liberté (une autonomie responsable). Tout cela est de moins en moins garanti, même dans nos économies avancées qui cultivent le stress : il y a de moins en moins de travailleurs pour qui le travail, c’est la santé !

Un statut social

Pendant que beaucoup reculent et que beaucoup d’autres font reculer, il reste des citoyens qui veulent faire avancer, fût-ce par de nouvelles voies. C’est ici qu’interviennent des propositions sociales qui apparaissent révolutionnaires du point de vue économique : la réduction massive et obligatoire du temps de travail, ou l’allocation universelle.

La réduction du temps de travail n’a en fait rien de révolutionnaire : elle a été une modalité constante du progrès social au fur et à mesure que la révolution industrielle s’installait et se développait. Et cela s’est fait par l’évolution de l’offre et de la demande sur le marché du travail, qui renforçait le pouvoir de négociation des travailleurs et de leurs syndicats. La nouveauté résidait dans le caractère politique de la mesure. On la voulait massive pour éviter que des intensités de travail compensent les réductions d’horaires. Et on la voulait obligatoire (les 35 heures en France).

La logique arithmétique d’une réduction globale et massive ne s’ajustait malheureusement pas à la grande diversité des situations sectorielles et des fonctions individuelles. Et les grandes difficultés d’organisation y rendaient le patronat très réticent : passer de deux à trois pauses ne s’improvise pas. Faire travailler deux cadres ou deux secrétaires personnelles ne s’adaptait ni à la continuité de l’information, ni à l’horaire personnel du patron. Plutôt que de chercher et appuyer les modalités convenables de cette transformation, on a donc largement renoncé à cette politique, et jeté le bébé avec l’eau de son bain…

L’allocation universelle, quant à elle, est plus révolutionnaire – sur le marché du travail, du moins, car toutes les sécurités et tous les services collectifs fournis gratuitement, ou presque (enseignement obligatoire, assurance-maladie) sont des substituts aux revenus personnels, et ils sont indépendants du travail presté.

L’allocation universelle généralise cette logique, et la simplifie. À dose utile (guère finançable dans l’immédiat) elle permettrait d’éliminer une grande partie des sécurités sociales – santé, chômage, pensions minimales garanties, allocations familiales, bourses d’études,… et les « petites » dépenses de santé. Et cela permettrait de libéraliser au maximum le marché du travail, dès lors que le minimum socio-vital de revenu serait garanti aux familles.

La question revient : peut-on déconnecter le revenu et le travail ? Le peut-on humainement, pour chaque travailleur ? Le peut-on sociologiquement, dans notre culture où les parents sont ceux qui « font vivre » leur famille ? Et le peut-on économiquement, dans la concurrence mondialement débridée qui nous conditionne ?

ET MOI, ET TOI, ET NOUS ?

Le philosophe athée Jean-Paul Sartre écrit « Si je range l’impossible salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Le pape Paul vi voulait le développement « de tous les hommes et de tout l’homme ». Tout le monde serait donc d’accord là-dessus – mais qu’est-ce donc que le développement ?

Quand la croissance rencontre le bien-être : le développement

Au travers de transitions pénibles, comme la paupérisation industrielle et les colonisations du xixe siècle, la croissance a bel et bien permis d’absorber la main-d’œuvre « libérée » dans de nouvelles activités, plus nobles, plus qualifiées – et mieux rémunérées. Cela est surtout dû à des impulsions internationales, plutôt qu’à des facteurs internes, mais cela fut rendu possible par notre aptitude à suivre le train. Parmi ces impulsions, il y a l’internationalisation du commerce et des investissements, et la concurrence à laquelle se sont livrés les pays industrialisés – des entreprises et des États qui les appuyaient. Nous avons dû nous situer, et nous évaluer, par rapport à ces pays industrialisés, à la fois partenaires et concurrents.

Situons brièvement le travail – l’emploi ­ par rapport à ces deux facteurs : nos rapports avec le reste du monde, et « nos » investissements.

Le commerce international

  Point de vue macroéconomique Point de vue du bien-être
Exporter est bien en soi : cela fait produire, vendre, embaucher, créer du revenu ® croissance. est un mal nécessaire : il faut vendre pour payer ce qu’on veut acheter.
Importer est un mal nécessaire : on n’a pas chez soi toutes les matières ou équipements requis. est bien en soi : on peut profiter de ce que d’autres pays auront produit.

Concilier les deux points de vue dans un jugement cohérent passe par la prise en considération des prix relatifs entre un pays et le reste du monde, ce qu’on appelle les termes d’échange. Un pays a intérêt à vendre le moins possible à des prix élevés (travailler peu pour les autres avec un rendement élevé), et à importer le plus possible à bas prix (obtenir beaucoup des autres au moindre coût). Cela implique

–   en termes réels ou physiques,
dans les exportations, un contenu relativement élevé de produits finis à haute valeur ajoutée,
dans les importations, un contenu relativement grand de produits pas ou peu élaborés ;

  • en termes financiers, un taux de change relativement élevé, rendu possible par une forte compétitivité Celle-ci relève de produits, de qualifications et de leurs coûts, mais aussi de facteurs qualitatifs comme l’enseignement, l’entrepreneuriat, les communications, l’administra­tion, la sécurité juridique, la stabilité politique, la paix sociale,…  Autant de biens collectifs qui dépendent du politique.

Cela permet d’associer des salaires relativement élevés à un taux d’emploi élevé. C’est le cercle vertueux du développement : le Japon naguère, la Chine aujourd’hui. À l’inverse, si un pays pauvre maintient de bas salaires et de faibles dépenses publiques (équipements collectifs, services publics) pour préserver sa compétitivité (en prix) dans ses activités, il préserve ses recettes à l’exportation à court terme mais il bride sa diversification et son développement. C’est le cas bien connu du Bangladesh, et c’est aussi le cas de bien d’autres fournisseurs de nos entreprises… et de nos concitoyens !

La bonne politique paraîtra politiquement incorrecte. Au-delà de l’immédiat, l’intérêt des pays sous-développés (expression politiquement incorrecte déjà) est d’inciter leurs entreprises à payer les salaires les plus élevés possibles. Par exemple en contrepartie d’aides à l’investissement et à l’innovation. Cela pourra enclencher le cercle vertueux du développement en améliorant à la fois les productivités et les revenus du commerce, donc les termes d’échange avec l’étranger, et donc les revenus disponibles dans les pays en développement eux-mêmes.

Et nos pays industrialisés y trouvent leur avantage aussi. Au début non, car la concurrence des pays à bas salaires est imbattable, et nos entreprises ne peuvent y faire face qu’en investissant ou en sous-traitant chez eux, et en profitant de leurs bas régimes sociaux… Mais avec le temps, les coûts, les prix et les revenus locaux augmentant, les pays en développement deviennent des concurrents de plus en plus accessibles – et offrent de nouveaux marchés pour nos produits plus sophistiqués.

Les investissements

Helmut Schmidt, chancelier allemand au lendemain des chocs pétroliers (1974-1982), a eu un grand succès avec cette maxime : « les profits sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». C’était d’autant plus crédible que cela venait d’un social-démocrate.

Cela semble relever du bon sens, mais c’est néanmoins incorrect. La maxime énonce une condition nécessaire et veut y voir une condition suffisante. Il est vrai que sans perspective de profits, on n’investit pas, et que sans investissements on ne crée pas d’emplois. Mais il n’est pas vrai que tout profit (et toute affectation) suscite de l’investissement, ni que tout investissement soit porteur d’emplois : il y a des rationalisations, qui se veulent précisément destructrices d’emplois. Et s’il est vrai que ce sont les petites et moyennes entreprises qui créent le plus d’emplois, c’est là aussi qu’il s’en supprime le plus…

ET NOS RESPONSABLES POLITIQUES ?

La Commission européenne a comparé les performances de salaires et d’emplois, non seulement entre pays membres mais aussi entre leurs régions. Surprise, les régions qui paient les plus hauts salaires sont celles qui enregistrent le plus de créations d’emplois : certains Länder allemands, la Flandre,…  À l’autre bout, les régions qui paient le moins sont celles qui voient le chômage croître le plus : Grèce, Portugal – et la Wallonie n’est pas loin.

On n’aura pas la naïveté de croire qu’il suffirait de hausser les salaires pour développer l’emploi : ce serait évidemment suicidaire. La relation observée est à long terme, pas d’une année à l’autre. Elle montre que ce sont les économies globalement les plus efficaces qui connaissent les meilleures performances. C’est de bon sens et Monsieur de la Palice l’aurait dit aussi, mais pas nos responsables économiques, publics comme privés. Ceux-ci préfèrent, d’une part diminuer les coûts tout en « flexibilisant » le travail, et donc en détériorant les conditions de travail ; d’autre part assainir les finances publiques en réduisant les capacités d’action de nos États, pourtant garants de l’intérêt général.

Marier toutes ces considérations – une décision politique est une synthèse pratique – suppose qu’on pénètre toutes les subtilités utiles. Pour faire image, le menu d’un repas peut se décider au salon et le repas se consommera à la salle à manger, mais c’est à la cuisine qu’il sera préparé et c’est dans le bureau qu’on fera ses comptes… Et tout cela importe, mais toutes les personnes concernées ne veulent pas les mêmes choses ! Ni ne peuvent tout faire.

Le capitalisme mondialisé n’a rien d’une démocratie. Un petit pays comme le nôtre, a fortiori une de ses régions, ne peut guère influencer le concert international. Seule l’Union européenne le pourrait, si elle pouvait (vouloir) s’accorder sur ces enjeux. En Belgique ou dans ses régions nous restons maîtres de notre efficacité en des matières cruciales. Je songe à l’enseignement, aux concertations et protections sociales, à la gestion des conflits, à l’administration. Et cela, même si les traités internationaux confèrent des droits hégémoniques aux gros investisseurs.

Mais on ne peut ignorer les dures réalités. Je rappellerai (enfin, diront certains lecteurs) le projet de réduction générale de la durée du travail. Il a germé au lendemain des chocs pétroliers, des restructurations massives dans l’industrie, et des flambées de chômage qui ont suivi. Pour être efficaces, pour ne pas se perdre en petits aménagements dans l’organisation, les mesures portant directement sur le travail devaient être fortes. D’où les propositions de réduction « immédiate, globale et massive » de la durée du travail. Ainsi, en Belgique, du « Plan Palasthy » de 1983[3]. Les 35 heures françaises en sont le dernier avatar. L’idée de base est bonne – mais en tant qu’objectif pouvant être atteint à un horizon raisonnable. Les réalités multiples – le diable est dans les détails – ne permettent pas qu’on en fasse des mesures applicables de façon indiscriminée partout à la fois. Le projet a donc dû être abandonné – mais on a jeté le bébé avec l’eau de son bain, et renoncé aussi à ses objectifs…

Pourquoi ? Une citation d’actualité y répondra. Le nouveau ministre régional wallon de l’emploi et de la formation, Pierre-Yves Jeholet, déclare sans état d’âme que la volonté d’imposer la poursuite de l’intérêt général avant les intérêts commerciaux est un déni de l’entreprise. Le plus grave est qu’il n’a guère suscité de réaction.

ENVOI

J’ai glissé sur toutes les subtilités sociales, juridiques et politiques qui font la cuisine de ces débats de salon. Mais j’ai évoqué leurs enjeux pour que chacun, comme citoyen, se rende compte que les situations complexes appellent presque toujours des remèdes compliqués.

Le travail s’apprécie en lui-même, mais différemment selon qu’on est employeur et employé. Le travail s’apprécie aussi, humainement et financièrement, en rapport avec des activités (des formations, des investissements, ­– des consommations) et des échanges, notamment internationaux. Le travail répond brutalement parfois, lentement le plus souvent, aux impulsions que reçoit l’économie : des crises, des progrès techniques, l’émergence de nouvelles puissances économiques : Chine, Brésil,… Et le travail varie différemment dans ses modalités, donc dans sa souplesse, selon le secteur d’activité, la fonction et les responsabilités qui y sont attachées.

Ce qu’il faut comprendre est que « le » travail et « l’ »emploi sont des abstractions. On ne peut en parler utilement qu’en allant voir les situations concrètes, qui sont plurielles. Cela dépasse vos compétences ? Pour faire des propositions, peut-être, mais pas pour exercer votre intelligence critique. Et de ce que je viens de résumer, il découle notamment une règle d’hygiène intellectuelle (et politique) : méfiez-vous comme de la peste des chiffres macroéconomiques.

Les fonctions mathématiques, les identités comptables même, ont leur importance : elles disciplinent nos rêves, elles assurent la cohérence de nos prévisions, et elles encadrent nos calculs politiques. C’est déjà beaucoup, mais ces rapports entre des réalités toutes globales (produit intérieur brut, consommation, investissement, budget et dette publique, balance des paiements, – emploi, chômage,…) cachent beaucoup plus qu’ils ne révèlent. Méfiez-vous donc des docteurs Y-a-qu’à qui s’en repaissent, qu’ils soient avachis au comptoir du Café du Commerce, ou le petit doigt dressé dans un cocktail. Et, oui, aussi lorsqu’ils jonglent en spécialistes avec des données toutes globales pour défendre une thèse partisane.

Paul Löwenthal
Professeur(é), Université catholique de Louvain

  • [1] Adapté de Wikipédia.
  • [2] Pratique importée du Japon, qui évite les stockages dans l’industrie et le commerce en les faisant gérer par des entreprises spécialisées, dites de « logistique » que les automobilistes connaissent bien…
  • [3] Du nom de Tamas Palasthy, économiste belge d’origine hongroise récemment décédé (2016).