Le conte-action, un nouvel outil au service de la résilience en éducation permanente

Resilience et conte-action

Ateliers d’écriture, de conte ou de théâtre-action, de nombreuses activités du secteur de l’éducation permanente, de l’insertion socio-professionnelle ou de la cohésion sociale font appel à la production de récits de la part des participants.

Quelle est la spécificité de ce type d’ateliers d’expression ? En quoi se distinguent-ils des cours plus pratiques tels que le français ou les mathématiques ? Qu’ajoutent-ils au parcours de formation des personnes faiblement qualifiées et/ou immigrées ? Et surtout, ces ateliers qui impliquent l’expression individuelle et le regard sur soi favorisent-ils un processus de résilience pour les personnes qui y participent ?

Nous tenterons d’explorer ces questions à travers l’exemple d’un atelier de conte-action impliquant une petite dizaine de femmes immigrées à Bruxelles.

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Ateliers d’écriture, de conte ou de théâtre-action, de nombreuses activités du secteur de l’éducation permanente, de l’insertion socio-professionnelle ou de la cohésion sociale font appel à la production de récits de la part des participants. Le conte-action, apparenté au théâtre-action, s’intègre dans ce type d’activités. Des récits de natures diverses sont (co-)créés au cours d’ ateliers. Certains sont factuels et d’autres fictionnels, la frontière entre ces deux catégories étant souvent relativement floue[1]. Quelle est la spécificité de ce type d’ateliers d’expression ? En quoi se distinguent-ils des cours plus directement pratiques (cours de langue, remise à niveau en mathématiques, « vie sociale », « citoyenneté », etc.) ?  Qu’ajoutent-ils au parcours de formation dont le public-cible comprend des personnes issues de l’immigration ? Et surtout, ces ateliers qui impliquent l’expression individuelle et le regard sur soi favorisent-ils un processus de résilience pour les personnes qui y participent ? Nous tenterons d’explorer ces questions à travers l’exemple d’un atelier de conte-action impliquant une petite dizaine de femmes immigrées à Bruxelles.

 

« Ne faites jamais confiance à un animal » – Récit et écoute dans l’espace collectif

 

L’atelier de conte-action se déroule au sein d’une association reconnue en éducation permanente. Les femmes qui y participent sont issues d’une large variété de pays : Maroc, Tchétchénie, Iran, Macédoine… Certaines sont en Belgique depuis plusieurs décennies, d’autres depuis peu. Toutes ont un niveau de français encore débutant. L’objectif de l’atelier est de permettre aux femmes participantes de raconter des fragments de vie et de les partager à partir des cultures narratives de leurs régions d’origine.  Les tables sont installées en « U », les participantes arrivent au compte-goutte. Quand tout le monde est là, à la demande de l’animatrice, Assia, la quarantaine, se lève et se place debout face aux autres :

 

  • Bonjour, pardon si je parle pas bien français.

 

La semaine précédente, les participantes avaient reçu la consigne de réfléchir à une histoire qu’elles pourraient raconter publiquement. Assia est la première à oser se lancer.

 

  • Je suis venue vous dire qu’il ne faut jamais faire confiance à un animal. Quand j’avais 12 ans, j’étais à la campagne, chez mon grand-père. C’était vers 1972, 1973, il n’y avait pas de transports. J’ai été jusqu’au village à dos de mule, avec mon grand-père : 10 kilomètres ! Arrivés là, mon grand-père a pris un taxi pour Casa, et moi je devais rentrer avec la mule. Je suis montée sur l’animal. Il ne me connaissait pas, il ne connaissait que mon grand-père. Il m’a jetée par terre ! Il faisait 35 degrés, j’étais tombée à côté d’un champ de raisins. J’ai dû marcher encore huit kilomètres, avec la selle en cuir sur mon dos ! C’était très lourd ! Mais c’était une selle qui avait de la valeur, je savais que je ne pouvais pas l’abandonner sur place ! J’ai étanché ma soif avec les raisins, ils étaient très sucrés. Avec cette chaleur, j’ai dû dormir quelques heures. La route n’était pas goudronnée et le soleil tapait tellement qu’il se reflétait sur les pierres, c’était aveuglant. J’ai marché jusqu’à vingt heures. La femme de mon grand-père avait vu la mule revenir seule, elle croyait que j’avais eu un accident, elle s’inquiétait. Tout le monde savait que cette mule était méchante, il n’y avait qu’avec mon grand-père qu’elle était bien[2]

 

Assia accompagne son récit de nombreux gestes, rires et mimiques. Son histoire captive l’assistance, qui réagit, pose des questions, rit avec elle et s’étonne. Elle conclut par une phrase qui sonne comme ces formules que l’on prononce pour clôturer un conte :

 

  • Aujourd’hui, la mule est morte, mon grand-père et sa femme aussi. Il ne reste que moi !

 

Malgré ses difficultés en français, Assia trouve sans peine apparente les moyens, par son expressivité non verbale, de susciter dans l’esprit de ceux qui l’écoutent des images précises mais aussi des sensations : le choc de la chute, la fatigue de la longue marche, la chaleur harassante, le goût sucré des raisins, le soulagement de l’arrivée. Elle fait de la mule un personnage à part entière entretenant une relation exclusive avec son grand-père et doté de ses motivations propres. L’histoire peut paraître drôle de prime abord mais les participantes comprennent qu’elle recèle une signification plus sérieuse. Si Assia était encore très jeune à l’époque où la mule l’a jetée au sol sous la canicule, elle était tout de même suffisamment âgée pour qu’on lui confie la responsabilité de l’animal et de sa selle coûteuse. De cela, la jeune fille était certainement consciente, elle qui a mis un point d’honneur à rentrer avec le précieux matériel. L’histoire d’Assia reconstruit un moment-clé marquant la fin de l’enfance, une petite épopée de huit kilomètres parcourus avec bravoure par une enfant décidée à accomplir sa mission en dépit des éléments contraires et d’une mule acariâtre.

 

Beaucoup plus timide, Malika se laisse convaincre de prendre la place réservée au conteur. Elle évoque son père, agriculteur marocain. Le manège quotidien de son chat qui le suivait toujours en miaulant quand il se rendait à la mosquée. Le rire de son père qui lui disait alors gentiment: « Va-t-en ! Allez, retourne à la maison ! »… et le chat qui obtempérait. Le félin a vécu huit ans en si bons termes avec le père de Malika. Jusqu’à ce que celui-ci déclare la maladie d’Alzheimer.

 

  • Quand mon père est tombé malade, le chat est parti. Mon père a perdu la mémoire. Je suis si triste quand je pense à cette histoire. J’ai pleuré quand le chat est parti. J’ai pleuré pour le chat.

 

Malika est très inquiète pour ce père dépendant resté au pays. À travers le récit de sa relation avec un chat transparaît tout l’amour qu’elle porte à son père. Les traits de caractère paternels s’incarnent dans sa description des caresses offertes à un animal familier, de ces paroles tendres adressées à un être qui en est dépourvu. Le départ du chat marque la fin d’une certaine vie quotidienne, le basculement de l’existence. Le chat est parti, comme les souvenirs de son père. Les regards et les gestes de soutien sont nombreux quand Malika se rassied. Qui, dans le groupe, n’a pas laissé des proches derrière soi au cours du parcours migratoire?

 

Les animaux ont la part belle dans les histoires racontées. Celles-ci deviennent peu à peu moins référentielles. Les imaginaires explorent les devinettes, le conte, la fable et l’atelier se termine par des dictons. Dans une histoire macédonienne, un ours blessé par les propos d’un homme lui demande de lui frapper la tête avec un bâton. Alors que le sang coule, il déclare: « Tu vois, ceci va guérir, mais les mots que tu as dit resteront toujours dans mon cœur ». Une participante marocaine réagit : « On a un dicton comme ça au Maroc : Mieux vaut le sang d’un coup donné que le poison d’un mot prononcé » ! L’une après l’autre, les femmes se succèdent devant le groupe et partagent leurs histoires. Personne ne semble fatigué. Le moment réservé à la pause passe sans qu’on le remarque. Qu’est-ce qui génère une telle énergie, suscite autant d’interactions dans un groupe ?

 

Des histoires hors du quotidien

 

L’enthousiasme avec lequel les femmes participant à l’atelier de conte-action adhèrent au principe de l’activité frappe, d’autant plus que la diversité du groupe est importante, tant en termes d’origines que  sur le plan des niveaux de qualification et sur celui de l’âge. Cette unanimité renforce l’idée selon laquelle raconter participe d’une expérience anthropologique essentielle. Gérard Genette affirme qu’il n’y a jamais eu de société humaine sans récit et que la narration apparaît en même temps que l’humanité[3] . Les structures de base de la capacité de narration se développeraient dans les premiers mois de vie de l’enfant, avant même l’acquisition du langage[4]. Sous ses formes infinies, le récit est présent dans tous les types de société, dans tous les milieux sociaux. Il est transculturel et transhistorique.

Les femmes qui fréquentent l’atelier de conte-action, comme l’immense majorité des individus, passent une grande partie de leur temps à communiquer : avec leurs proches, des commerçants, du personnel administratif… Elles transmettent des informations, émettent des jugements et font des plaisanteries. Qu’est-ce qui distingue les histoires racontées dans le cadre de l’atelier et qui, nous l’avons vu, font parfois référence à des événements réellement vécus, de cette communication quotidienne ?

Le cadre est posé de façon telle que ce qui est dit durant l’atelier est considéré comme hors du contexte de l’expression habituelle. En effet, les participantes sont spécialement là pour raconter et entendre. Le simple fait de devoir se lever et faire face au groupe pour partager son récit dénote de et, à la fois, participe à la construction des conditions d’un récit institutionnalisé, caractérisé par un certain formalisme[5]. L’histoire ne se raconte pas n’importe comment, elle ne se raconte pas n’importe où et l’unique objectif de la conteuse/narratrice est que son récit soit transmis de la meilleure façon qui soit. La communication quotidienne est éphémère et souvent semi-consciente, alors que le récit qui a été choisi pour être partagé est considéré comme digne d’être transmis. Et pour renforcer encore cette importance qui lui est conférée, la plus grande attention est demandée aux « écoutantes » lorsque l’une des femmes se lève pour raconter. Cette attention s’instaure d’ailleurs sans trop de difficulté et l’autodiscipline des participantes témoigne de l’intérêt qu’elles portent aux propos livrés.

Le corps du (ra)conteur est mobilisé, les gestes des différents personnages évoqués sont ébauchés, le visage s’anime d’expressions diverses. Malika caresse le chat de son père, et sa main trace le dos souple et la longue queue de l’animal. Le mouvement renforce le sens. Quant à la voix, « elle recèle tant de trésors d’intonations, de nuances, de couleurs (…) d’autant plus qu’un soupir, un souffle, une respiration suffisent parfois à dire, à suggérer[6].. » Alors que la plupart des femmes en présence ont un niveau de français encore débutant, la communication est d’une grande richesse. La langue ne fait pas l’objet de ces douloureuses dissections qui sont parfois indispensables dans le cadre d’un cours de français. Elle est remise à sa place dans les échanges humains : elle est mobilisée comme outil, comme véhicule de l’histoire.

Les imaginaires sont stimulés ponctuellement par des cartes illustrées que propose l’animatrice. Les femmes choisissent alors des images qui les aident à trouver les mots. Le fait que l’atelier soit animé par une personne extérieure à l’équipe habituelle – l’animatrice est employée par une autre structure qui a conclu une convention avec l’association – contribue à conférer à l’activité sa dimension particulière. Toutefois, la formatrice référente des apprenantes reste présente durant toute la durée de l’atelier, manifestant la continuité entre l’activité de conte-action et les autres apprentissages, tels le français. C’est donc l’ensemble de ces éléments participant d’une forme de ritualisation de l’atelier qui offre leur nature particulière aux récits partagés dans ce cadre et aux échanges verbaux qui les entourent. Les histoires des participantes, qu’elles soient référentielles ou fictives, sortent de l’ordinaire et sont le centre de l’attention du groupe.

 

La construction de soi dans le temps et dans le groupe

 

Lorsque l’animatrice interroge les participantes sur leur rapport aux récits partagés, les relations au temps émergent spontanément dans les discours. Une ancienne professeure d’histoire dit que les récits parlent de « la vie des gens qui est passée ». D’autres expliquent que les histoires « servent à apprendre du passé » ou leur rappellent leur enfance. Pour certaines femmes, les récits projettent aussi vers le futur : « J’aime raconter des histoires pour pouvoir conseiller les gens, et qu’ils ne vivent pas la même chose que moi ». Or, de nombreuses recherches en matière de narration ont pointé que le récit est indissociable de l’expérience humaine du temps. Selon Sylvie André, raconter est la façon la plus spontanée de rendre compte du temps « pour le seul être vivant ayant conscience de la mort et ayant développé un langage sophistiqué[7] ». Quand le récit est basé sur le souvenir d’une expérience du narrateur, il est structuré autour d’une succession temporelle d’événements vécus ou observés par celui-ci. La mise en récit est une mise en ordre directionnelle, elle offre une logique rassurante[8]. Grâce au récit, on va quelque part.

Ce rapport au temps participe lui-même de la construction du sentiment d’identité individuelle. Le fait de raconter ces événements, par le biais d’un exercice de mémoire, de sélection d’information, de mise en intrigue et de mise en scène, crée a posteriori une cohérence, alors même que la plupart des existences sont modelées par le jeu de forces collectives souvent imprévues et incontrôlables[9] . C’est ce que Pierre Bourdieu a désigné sous le terme d’« illusion biographique[10] ». Celle-ci renvoie notamment au sentiment de continuité de l’identité de la naissance à la mort, et à celui de la cohérence du parcours de vie malgré les ruptures, les accidents et les métamorphoses. Il faudrait donc raconter des histoires pour reprendre le pouvoir sur un vécu imprévisible et arbitraire afin que, du point de vue des participants, « ce qui arrive soit lisible et visible (…) comme mon propre et non comme ce qui m’aliène, me mystifie ou me terrifie[11] ». Les quelques images et mots dont un individu se souvient, parmi les milliards qui l’ont entouré depuis sa naissance, participent à la constitution de son identité, un récit de soi que l’on peut offrir aux autres. Bruno de la Salle qualifie celui-ci de « chimère » au sens où chaque morceau qui le compose existe vraiment, mais que la totalité de ce récit de soi est illusoire[12].

Par ailleurs, la présence d’un groupe à qui s’adresse le récit est indispensable dans le cadre de ce processus, tant raconter est bien « un acte de liaison intersubjective par excellence[13] ». Loin d’être passifs, les auditeurs interviennent, interprètent, mémorisent ce qui fait écho à leurs propres centres d’intérêt. Le groupe est ce miroir face auquel le raconteur s’exprime et qui lui renvoie par ses multiples réactions une image de lui-même, l’aidant parfois à rendre l’une ou l’autre partie du récit plus compréhensible pour tous, ce qui en modifie inévitablement la représentation. Les auditeurs s’inspirent de ce qu’ils ont entendu pour raviver leurs propres histoires, exhumant leurs souvenirs. Ainsi les récits se répondent-ils ici de la mule au chat et du loup à l’ours. Surgissent une grande diversité de contextes historiques et culturels, une série de familles, un ensemble de parcours de vie qui interagissent subtilement au cours de l’atelier et renforcent les dynamiques nécessairement intersubjectives d’autodéfinition des participantes. Celles-ci s’encouragent entre elles : elles félicitent celle qui a osé se lever pour raconter face au groupe, elles la soutiennent si le récit est douloureux, elles reconnaissent sa force dans l’adversité, elles la remercient de les avoir fait rire ou de les avoir ramenées à des souvenirs émouvants.

 

Intelligence émotionnelle et apprentissage

 

Car s’il y a une dimension immédiatement remarquable au cours de l’atelier de conte-action, c’est la charge émotionnelle qui entoure les histoires racontées. Les participantes sont investies émotionnellement, non seulement lorsqu’elles racontent, mais également quand elles écoutent. La parole n’a pas seulement un rôle informatif, elle a une fonction affective. Celle-ci transparaît dans le langage courant, comme lorsque l’on parle du poison des paroles, des phrases qui peuvent blesser ou, a contrario, des mots qui mettent « du baume au cœur ».

Certains récits, comme celui de Malika, sont manifestement douloureux. Toutefois, l’évocation de son père relève d’un libre choix individuel. Frédérique Lecomte, la fondatrice de la compagnie « Théâtre et Réconciliation » qui travaille notamment avec des acteurs non professionnels victimes de maltraitances et de violences diverses (anciens enfants-soldats, victimes de tortures, détenus, etc.) s’étonne d’une question qui, à l’évocation de son travail, est très souvent posée : Vous ne craignez pas de traumatiser à nouveau les personnes en leur faisant évoquer des faits dont le souvenir est pénible ?[14]   Or, la metteure en scène ne doute pas de la capacité de ses acteurs à dépasser les difficultés vécues en reconstruisant leur histoire. Cette vision des choses rejoint celle de Boris Cyrulnik, qui a popularisé la notion de résilience dans l’espace francophone et qui réfute l’idée que partager un malheur équivaudrait à souffrir une deuxième fois : « parce que le choix des mots, l’agencement des souvenirs, la recherche esthétique entraînent la maîtrise des émotions et le remaniement de l’image qu’on se fait de ce qui nous est arrivé[15] ».

La notion d’intelligence émotionnelle fait aujourd’hui l’objet d’un intérêt grandissant[16]. Elle est utilisée dans des domaines aussi disparates que les processus de recrutement ou le cadre qui nous concerne plus directement, le contexte pédagogique. Popularisée par Goleman, elle désigne un corpus de compétences cognitivo-comportementales en interaction et sous-tend 5 aptitudes : reconnaître ses émotions et les analyser (1), les maîtriser quand elles ont un effet perturbateur (2), les mettre au service d’un but (3), reconnaître les émotions des autres (4) et enfin agir sur (ou en fonction de) celles-ci en faisant preuve d’empathie (5)[17]. L’ensemble de ces aptitudes se déploient et s’exercent dans le cadre de l’atelier de conte-action. Selon Humbeeck, l’intelligence émotionnelle constitue un puissant facteur de résilience, cette capacité à continuer à se développer et à se projeter dans l’avenir malgré des événements traumatisants. Elle permettrait aussi de préserver les capacités de l’individu à apprendre.

            Les émotions jouent en effet un rôle primordial dans le processus d’apprentissage. Le processus d’apprentissage peut être handicapé par une émotion trop forte. Il peut être diversement favorisé par la recherche d’une émotion positive ou par la volonté d’éviter une émotion négative. C’est cette dernière stratégie qui a longtemps été mobilisée en contexte scolaire par la mise en place de « punitions » sanctionnant les comportements considérés comme déviants[18].

Humbeeck avance que l’intelligence émotionnelle et à l’aptitude à apprendre constituent deux atouts fondamentaux pour un individu qui cherche à surmonter son expérience traumatique. Ces aptitudes lui permettent de s’engager dans un processus d’apprentissage favorisant de nouveaux développements cognitifs. La gestion du patrimoine émotionnel propre à tout être humain est ainsi indissociable du processus d’apprentissage, qui implique une transformation, une prise de risque et nous ramène à la question du temps : « prendre le risque d’apprendre suppose de se montrer capable de se confronter à l’expérience du présent en tenant compte de celles qui ont pu encombrer le passé pour s’ouvrir au champ expérientiel que représente le futur[19] ».

On voit bien comment un atelier d’expression basé sur la production de récits, qu’ils prennent la forme du conte, du texte écrit ou du jeu scénique, participe à la création de nouvelles capacités par les individus, notamment par la réflexion sur leur rapport à leurs identités. On constate également qu’il augmente la capacité à la transformation et au dépassement de soi via le développement de l’intelligence émotionnelle, elle-même favorisant le succès des processus pédagogiques entamés.

 

Conclusion : le pouvoir du récit

 

Ces techniques de récit de soi, telles que l’éducation permanente les redécouvre, évoquent ce qu’Ann Pelowski, conteuse ayant longuement utilisé son art dans un cadre thérapeutique avec des enfants souffrant de maladies psychiques, a exposé dans son travail. Elle relève, à ce propos, l’existence de « Tables de santé », textes de savants arabes du Moyen-âge donnant des indications sur la prévention et la guérison des maladies. Ces écrits évoquent l’importance du récit dans une optique préventive. Ainsi, dans cette section du « Tacuinum sanitatis » d’Ibn Butlân, datant du 11ème siècle : « Chaque famille doit désigner une personne comme confabulator : ce confabulator est très nécessaire pour maintenir la santé. Il doit être quelqu’un de bonne humeur et connaître beaucoup de contes et de fictions dans lesquels l’âme se délecte, des contes qui provoquent le rire[20] ». Et dans des écritures saintes hindoues, elle note le soutra suivant : « Quand un membre de la famille ou un gourou meurt, ou quand on est affligé d’un grand malheur, on doit s’asseoir en tranquillité en famille ou avec des amis pendant toute la nuit, on doit se conter des histoires les uns aux autres[21] ». Et de citer encore le cas des petites poupées aujourd’hui vendues aux touristes en Amérique centrale, à qui on est censé raconter ses problèmes avant de les glisser sous l’oreiller pour la nuit.

Dans de nombreux contextes culturels et historiques, le récit a été considéré comme participant de la santé individuelle et sociale, capable d’apaiser les conséquences d’un trauma vécu par l’individu, mais aussi de réparer les liens sociaux fragilisés. Les participantes de l’atelier de conte-action insistent beaucoup sur le fait qu’elles apprécient de pouvoir pénétrer les dynamiques culturelles des autres femmes du groupe et en même temps constater les multiples points communs de leurs parcours (des grands-parents agriculteurs, des fables ou dictons aux morales proches, l’inquiétude quant aux proches restés au pays, une certaine rupture de la transmission familiale parce que les enfants investissent la langue française plus vite que leurs parents). Les identités individuelles, basées sur une reconstruction des parcours, sont reconnues et valorisées au sein d’un groupe soudé par une bienveillance mutuelle.

La confiance est en effet indispensable dans la mesure où le récit public entraîne la mise à nu de pans entiers de la vie privée des femmes en présence. Par la valorisation explicite d’une écoute collective, le conte-action opère ici un travail important pour l’éducation permanente, à partir d’une méthodologie originale : la nature de l’engagement collectif n’est pas seulement orientée sur la personne qui s’exprime, mais également sur le collectif qui l’écoute. Cette interaction entre l’exercice de mise en récit et l’écoute permet aux participant.e.s une distanciation critique par rapport aux vécus et ouvre, par-là, une voie d’émancipation culturelle. De même, cette attention portée aux émotions, couplée à une démarche de réappropriation des identités culturelles, intègre dans le processus pédagogique un acte de résilience potentielle, qui prend en compte, dans l’équation émancipatoire, les nombreuses difficultés et fêlures caractéristiques des publics précaires et populaires (pauvreté, déracinement, minorité, etc.).

L’idée de la nécessité d’une prise en compte des émotions en contexte pédagogique fait son chemin depuis plusieurs années[22]. Dans un cadre andragogique, et plus particulièrement lorsque le public-cible est peu qualifié, vit une situation socio-économique précaire et/ou est constitué de personnes ayant émigré, le travail sur l’intelligence émotionnelle est également essentiel en parallèle des apprentissages technico-rationnels. Le public qui fréquente les structures du secteur de l’éducation permanente et de l’insertion socio-professionnelle a un vécu souvent caractérisé par des ruptures et des chocs (la migration et la modification du statut social qui l’accompagne, des problèmes de santé plus fréquents, la difficulté de la réorganisation des relations au sein de la famille, etc.). Les apprenants partagent en outre des responsabilités spécifiques d’adultes (scolarité des enfants, difficultés de logement, problèmes d’endettement, pression pour la recherche d’un emploi) qu’il est parfois difficile de mettre entre parenthèses durant un cours de remise à niveau en mathématiques ou de français écrit. Ainsi, la création d’espaces de temps réservés à une conscientisation collective de ce vécu et des émotions qui y sont liées, et à une activité de création sur la base de ce matériau, favorise l’appropriation de l’ensemble des apprentissages par un renforcement de l’intelligence émotionnelle. Par ailleurs, le regard sur soi qu’exige ce type d’activité est susceptible de faciliter la réflexion sur les droits des publics concernés. D’abord en mettant en lumière les parcours individuels mais aussi les logiques collectives auxquelles ces derniers ont été soumis. Ensuite en soulignant les éléments communs marquant les trajectoires d’individus qui partagent souvent des conditions socio-économiques proches.

Les ateliers d’expression basés sur la production et l’échange de récits favorisent donc la résilience des participants à plus d’un titre. La ritualisation de l’activité permet l’extraction du quotidien et le regard sur soi dans un cadre social respectueux. La mobilisation du corps et l’expression non verbale sont particulièrement mises en valeur, ce qui enrichit les capacités de communication de participantes, qui n’ont pas encore une maîtrise complète de la langue française. L’échange de récits permet de se situer dans le temps, de faire un retour sur son parcours de vie et d’inscrire celui-ci dans une logique directionnelle qui permette de donner un sens nouveau à sa situation de vie actuelle. Cet exercice participe de la co-construction dynamique des identités individuelles et collectives et permet, par la narration, de prendre un rôle d’acteur/auteur en reconstruisant pour un public des événements initialement subis. Les interactions au sein du groupe autorisent une reconnaissance mutuelle des parcours, des capacités et des émotions. Les ateliers qui impliquent une activité de narration en groupe contribuent ainsi à exercer et à renforcer l’intelligence émotionnelle qui, comme nous l’avons vu, est indissociable de tout processus d’apprentissage. Et c’est bien ce processus, qu’il soit formel ou informel, qui ouvre les possibilités pour l’individu de travailler à sa propre transformation, d’envisager et de construire son futur.

Émilie Brébant, anthropologue, formatrice à l’interculturalité et animatrice en théâtre-action

  • [1] ANDRE S., Le récit, perspectives anthropologiques et littéraires, Paris, Éditions Honoré Champion, 2012, p. 9.
  • [2] Le récit d’Assia a été retranscrit sans tenir compte de ses difficultés avec la langue française, qu’elle continue de perfectionner en participant à des cours quotidiens.
  • [3] Cité par ANDRE S., Le récit, perspectives anthropologiques et littéraires, op. cit., p. 14.
  • [4] Le psychologue Dan Stern est à l’origine de la notion d’« enveloppe proto-narrative », liée aux premières interactions sociales de l’enfant. Il développe notamment cette idée dans l’ouvrage suivant : STERN D., La constellation maternelle, Paris Calmann-Lévy, 1997. Une discussion autour de ce livre peut être consultée à l’adresse suivante : STERN D., LEBOVICI S., JACQUEMAIN F., GUEDENEY A., GOLSE B., « D’une constellation à l’autre. Discussion autour du livre de Daniel Stern », in La psychiatrie de l’enfant, vol. 44, Presses Universitaires de France, 2001 : https://www.cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2001-1-page-307.htm
    Ibid., p. 18.
  • [5] Ibid., p. 18.
  • [6] SERANDOUR F., « La parole contée…pour grandir. Médiation et transgression en histoire de vie », in Histoire de vie n°2, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 68.
  • [7] ANDRE S., Le récit, perspectives anthropologiques et littéraires, op. cit., p. 7.
  • [8] BELMONT N., « Le temps traversé », in DE LA SALLE B., JOLIVET M., TOUATI H., CRANSAC F. (eds.), Pourquoi faut-il raconter des histoires ?, Paris, Editions Autrement, 2005, p. 37.
  • [9] BERTAUX D., Les récits de vie, Paris, Nathan, p. 33.
  • [10] BOURDIEU P., « L’illusion biographique », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 62., n°1, 1986, pp. 69-72, paru sur Persée à l’adresse : http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1986_num_62_1_2317, consulté le 31 mars 2017.
  • [11] PERRIN J.-F., « Pourquoi faut-il raconter certaines histoires ? », in DE LA SALLE B. et allii..Pourquoi faut-il raconter des histoires ? , op cit., p. 89.
  • [12] DE LA SALLE Bruno, « Introduction », in DE LA SALLE B., op cit., p. 37.
  • [13] ANDRE S., Le récit, perspectives anthropologiques et littéraires, op. cit., p. 153.
  • [14] Communication personnelle, décembre 2016. Pour en savoir plus sur le travail de Frédérique Lecomte voir http://theatrereconciliation.org/tr/
  • [15] CYRULNIK B., Le murmure des fantômes, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 61.
  • [16] Ce qui nous semble surtout intéressant est la prise en compte des émotions dans les processus d’apprentissage en éducation permanente, sans pour autant souscrire à toutes les implications et utilisations de cette notion dans d’autres domaines tels que le management ou la gestion du personnel.
  • [17] HUMBEECK B., « Résilience, vécu émotionnel et apprentissage, une cohabitation paradoxale », Journal de l’Alpha, n°197, 2ème trimestre 2015, « Le pouvoir des émotions », pp. 16-21 et 19 ; GOLEMAN D., L’intelligence émotionnelle, Paris, J’ai lu, 2003.
  • [18] L’histoire récente des recherches en psychologie sur les liens entre émotions et apprentissage est synthétisée dans l’article suivant : PUOZZO I, « Pédagogie de la créativité. De l’émotion à l’apprentissage », dans Education et socialisation, 33, 2013, disponible via ce lien: https://edso.revues.org/174
  • [19] HUMBEECK B., « Résilience, vécu émotionnel et apprentissage, une cohabitation paradoxale », art. cit., p. 20.
  • [20] PELOWSKI A., « Utilité thérapeutique du conte oral », dans DE LA SALLE B, op cit, p. 433.
  • [21] Ibid., p. 432.
  • [22] Par exemple : LAFORTUNE L., MARIE-FRANCE D., DOUDIN P-A., PONS F., ALBANESE O., Pédagogie et psychologie des émotions. Vers la compétence émotionnelle, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2005