Vingt thèses sur l’actualité intempestive de l’enquête ouvrière

enquête populaire et éducation populaire

Cette analyse propose quelques réflexions programmatiques concernant le statut de l’enquête comme pratique de production collective d’un savoir militant, afin d’esquisser en quoi le regain d’intérêt qu’elle connaît aujourd’hui représente l’occasion d’un affrontement aux blocages de notre situation politique, mais dans le but aussi de voir en quoi le projet de sa réactualisation concentre en lui-même nombre de tensions qui structurent cette situation, en particulier au sein du secteur de l’éducation permanente.

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Cette analyse propose quelques réflexions programmatiques concernant le statut de l’enquête comme pratique de production collective d’un savoir militant, afin d’esquisser en quoi le regain d’intérêt qu’elle connaît aujourd’hui représente l’occasion d’un affrontement aux blocages de notre situation politique, mais dans le but aussi de voir en quoi le projet de sa réactualisation concentre en lui-même nombre de tensions qui structurent cette situation, en particulier au sein du secteur de l’éducation permanente.

Enquêtes militantes, enquêtes ouvrières, enquêtes populaires : on ne peut que se réjouir de voir aujourd’hui la question de l’enquête resurgir, en discours et en actes, au sein du secteur associativo-militant[1]. Nous avançons ici quelques réflexions concernant le statut de l’enquête comme pratique de production collective d’un savoir militant, afin d’esquisser en quoi ce regain d’intérêt représente l’occasion d’un affrontement aux blocages de notre situation politique, mais dans le but aussi de voir en quoi, par là même, le projet de sa réactualisation concentre en lui-même nombre de tensions et difficultés qui structurent cette situation, en particulier au sein du secteur de l’éducation permanente. En ce sens, l’enquête constitue moins une forme de méthode qui offrirait une solution toute faite au service d’une amélioration du fonctionnement d’institutions existantes que l’occasion d’une intensification de la crise que celles-ci traversent et dont un dépassement par le haut ne peut être espéré qu’au prix d’en assumer et d’en affronter la radicalité en se saisissant, en particulier, des problématiques de la fonction du savoir dans les processus d’émancipation, de l’organisation politique des subalternes et de l’institutionnalisation d’espaces de transformation des subjectivités politiques.

NB : La forme dogmatique de l’exposé des propositions qui suivent n’a pas pour but de les présenter comme des vérités intangibles, mais au contraire d’assumer et d’exposer au grand jour leur statut de prises de position dont il reviendra à chacune et chacun de juger de la justesse politique, en inventant et en expérimentant les lieux et les conditions de leur usage possible et de leur mise à l’épreuve du réel.

Thèse 1. Nous entendons ici par « enquête » tout processus qui, s’inscrivant dans un champ de la vie sociale quotidienne où coexistent des logiques d’assujettissement, de domination et d’aliénation autant que des puissances de résistance (lieu de travail, lieu de vie, écoles et universités, etc.), vise à en produire un savoir critique et situé, prenant la forme d’une co-construction de connaissances par les enquêteurs et les enquêtés (tendant à la limite à une forme d’indistinction entre leurs positions respectives), au service d’une action politique d’organisation et de transformation des conditions collectives d’existence[2].

Thèse 2. L’enquête n’est pas une méthode comme une autre pour faire de l’éducation permanente : elle s’inscrit en principe au cœur même des moyens et de la visée émancipatrice de celle-ci – une émancipation par et pour ses « publics bénéficiaires ». On peut même considérer que l’enquête constitue l’une des formes typiques de l’éducation permanente, dont le décret de 1976 affirme qu’elle doit « s’adresser et s’adapter par priorité au public du milieu populaire en réalisant son action au départ de l’analyse avec ses membres de leurs conditions de vie et des facteurs déterminants plus particulièrement leur situation »[3].

Thèse 3. Dans un contexte où cette visée n’est pas immunisée contre le risque de se réduire pour une part à une forme d’intégration idéologico-politique des classes populaires dans l’hégémonie capitaliste au service d’une gestion efficace et pacifiée des rapports sociaux[4], un renouveau de l’enquête devrait plutôt constituer une occasion d’approfondissement de la crise de l’éducation permanente, et viser à mettre en place un espace d’élaboration de ses tensions et une transformation de ses blocages, au niveau de ses moyens et de ses finalités, ainsi qu’au niveau des subjectivités de ses acteurs et « publics »[5].

Thèse 4. L’enquête est une pratique politique qui tend historiquement à se déployer dans des périodes de crise affectant les organisations du mouvement ouvrier lorsque, que ce soit en période de reflux, d’ébullition ou de recomposition des luttes de classes, s’impose la nécessité d’entreprendre un long et patient travail d’analyse et d’organisation politique, de réorganisation des modes de conceptualisation des réalités sociales et de transformation des modes de subjectivation et d’action collective.

Mentionnons trois moments clés de l’histoire ouvrière à l’appui de cette thèse : l’enquête ouvrière lancée par Marx en 1880 pour la Revue socialiste[6], qui peut s’interpréter comme une tentative de reprendre les choses à la base suite à l’échec de la Commune de Paris (1871) ; l’enquête de Lénine sur le capitalisme en Russie à la fin du XIXe siècle, prolongée dans ses réflexions sur la fonction d’un Parti composé de « révolutionnaires professionnels » et sur leurs rapports aux masses dans Que faire ? (1902)[7] ; les enquêtes menées en usine au début des années 1960 par le mouvement opéraïste italien, qui se conçoivent comme une réponse critique à l’intégration subalterne de la classe ouvrière dans le compromis avec le capitalisme fordiste des Trente Glorieuses, aux insuffisances des organisations politiques et syndicales de la social-démocratie et aux transformations systémiques de l’organisation capitaliste du travail et de la société[8].

Thèse 5. L’enquête se conçoit comme un lieu et une pratique d’intrication étroite entre théorie et pratique[9] qui rompt, en tant que telle, avec la division du travail (intellectuel/manuel, direction/exécution) et la séparation structurelle entre, d’un côté, les intellectuels critiques, véritables « possesseurs privés des moyens d’expression » et des « moyens d’existence théoriques »[10] et, d’autre part, les travailleurs, travailleuses et groupes sociaux subalternisés.

Thèse 6. Sans la mise en place de tels dispositifs pour l’élaboration d’une rencontre productive entre intellectuels et groupes subalternes, les premiers sont condamnés à une prolifération autoréférentielle de théories qui, se voulant « critiques », demeurent coupées de toute confrontation au réel des situations et des pratiques de lutte, tandis que les seconds sont menacés par la ritualisation de pratiques répétitives, y compris dans certaines formes de luttes, où l’on « se cramponne à l’action à cause de l’impossibilité de l’action »[11]. Si, dans l’ordre économique, politique et idéologique dominant, les couches intellectuelles et les classes subalternes sont soumises chacune pour leur compte à une contrainte de répétition à l’identique de leurs positions sociales et représentations correspondantes, l’enquête est le dispositif qui permet de produire un écart différentiel et un « bougé » dans ces positions, par la mise en communication de ces « mondes sociaux » dont la structure sociale existante organise et reproduit continuellement la séparation hiérarchique.

Thèse 7. L’enquête est un dispositif privilégié pour questionner et transformer les pratiques d’éducation populaire, précisément de par ce qu’elle met en son centre une problématisation des réponses spontanées aux questions : « qui détient le savoir ? » et « en quoi et sous quelles formes le savoir peut-il contribuer aux processus d’émancipation ? ».

Thèse 8. Le savoir produit dans un processus d’enquête entraîne un effet de capacitation politique des sujets sur deux plans.

(1) Sur son versant objectif, et saisi du point de vue de ses produits, le savoir offre la description d’une situation sociale donnée, tout en mettant au jour les déterminations sociales structurelles qui organisent la reproduction de cette situation. Ce savoir objectif procure à qui le possède une connaissance matérielle de son monde et de son champ social et permet d’en dégager des enseignements de nature tactique et stratégique afin d’agir de manière efficace dans le sens d’une transformation de la situation en investissant les points nodaux où se concentrent les contradictions de la structure sociale.

(2) Sur son versant subjectif, et considéré comme processus, le savoir produit des effets immédiats sur quiconque participe à sa production et à son développement collectif. Le savoir déplace, décale le sujet par rapport à lui-même, « déconstruit » un certain nombre de représentations qu’il a de lui-même, des autres, du monde social et des systèmes économiques, politiques et idéologiques qui le structurent. S’esquissent par-là de nouvelles normes et formes de vie et de désir.

Thèse 9. Ces deux aspects distincts sont nécessaires pour que l’on puisse parler de processus d’enquête au sens développé ici.

(1) Un savoir qui serait seulement objectif risque de maintenir les publics-enquêtés dans une position d’objets passifs, ce qui ne fait que reconduire sur le plan de la théorie la position de passivité et de comptant-pour-rien qui leur est assignée par les rapports économiques, politiques et idéologiques dominants. Un tel savoir à visée simplement cognitive et instrumentale risque par ailleurs de se réduire à un usage par et pour les institutions préexistantes qui espèrent ainsi, par une meilleure saisie des évolutions des conditions de vie et de travail, mieux cerner leurs publics (actuels et nouveaux adhérents potentiels), savoir « par où les prendre » pour les convaincre de s’affilier (parti, syndicat, etc.), ou encore développer de nouveaux mots d’ordre supposés plus en prise avec les préoccupations des « publics » et donc plus efficaces en termes de mobilisation.

(2) Un savoir purement subjectif, à l’inverse, se réduit à une forme de rhétorique volontariste qui ne fait que masquer l’impuissance des sujets à transformer efficacement le monde. Une subjectivité « déconstruite » mais sans un savoir stratégique au service d’une action réglée de transformation du monde est sujette au cercle vicieux de l’agitation activiste et des retombées dépressives. Un savoir requiert, pour être « capacitant », une connaissance objective des structures de pouvoir qui quadrillent la réalité sociale, et des nœuds où les dominés concentrent un pouvoir d’agir sur ces structures qui, tout en ne cessant pas de les déterminer, sont susceptibles d’être transformées.

Thèse 10. Un processus d’enquête surgit au moment où l’on cesse de supposer donné le savoir, que ce soit du côté des intellectuels-enquêteurs ou des travailleurs-enquêtés. Il ne s’agit par conséquent ni d’inculquer un savoir de l’extérieur, ni d’extraire un savoir préexistant, ni de donner depuis l’extérieur une forme à un savoir préexistant qui s’ignorerait.

Si l’on suppose le savoir du côté des intellectuels-enquêteurs, l’enquête devient une forme de propagande plus ou moins pédagogique, soit d’une théorie qui, se voulant radicale, se révèle coupée de toute confrontation avec le réel des situations de vie et de travail ; soit d’une ligne politique issue des organisations de la social-démocratie qui demeurent enfermées dans le cadre de la reproduction générale du mode de production capitaliste et de l’hégémonie de la classe dominante reposant sur une minorisation des classes laborieuses.

Thèse 11. Dans un contexte où le rejet de toute posture « léniniste » d’avant-garde – entendue, de manière par ailleurs discutable, comme l’imposition sur les publics d’un savoir construit de l’extérieur – est ancré dans le sens commun des travailleurs et des travailleuses de l’éduction permanente, l’idéologie spontanée de ces dernier·es consiste aujourd’hui avant tout en une forme de méthodologisme maïeutique, supposant qu’avec les bons outils, il est possible d’extraire des publics un savoir préexistant de leur situation, dont ils doivent seulement prendre conscience. Le mot d’ordre de « co-construction » du savoir, tout en renvoyant à une dimension essentielle du processus de l’enquête, peut dans certaines conditions fonctionner comme le cache-misère du vide idéologico-théorique des intellectuels critiques. Il est alors le voile qui assure la dénégation pacifiée de cette absence de ligne d’orientation idéologique, dont on tend à faire une vertu morale au lieu de la reconnaître comme ce qui doit être dépassé.

Thèse 12. L’enquête ne peut se réduire à un espace d’expression, qu’il s’agisse d’exprimer une situation, un vécu, une culture ou des aspirations propres aux classes populaires[12]. L’enquête doit donner lieu à une transformation des acteurs, de leurs représentations et de leurs subjectivités, et ce du côté des publics-enquêtés aussi bien que du côté des intellectuels-enquêteurs.

Thèse 13. Il n’y a pour les agents sociaux pas de savoir spontané donné « tout fait » de leur situation, de ses déterminations structurelles et des pistes tactiques et stratégiques pour sa transformation – et ce pour les « publics » aussi bien que pour les intellectuels « séparés ». Étant nécessairement pris et déterminés au sein des rapports économiques, politiques et idéologiques dominants, les acteurs sociaux ont des représentations « spontanées » qui sont pour une part toujours déjà « organisées » par l’hégémonie capitaliste et fonctionnent au service de sa reproduction. Si c’est bien à partir de la position spécifique des classes subalternes que le développement d’un savoir critique est possible, ce savoir n’en doit pas moins faire l’objet d’une pratique de transformation des représentations immédiates et de production d’idées supplémentaires, à la fois nouvelles et « autres ».

Thèse 14. L’enquête ne peut présupposer le dépassement immédiat de l’asymétrie entre les enquêteurs et les enquêtés[13], mais consiste précisément, en tant que processus, dans le travail de cette différence, et s’inscrit dans la visée de sa transformation égalitaire. Contre tout fantasme de mise en communication immédiate des positions, il s’agit de prendre acte de l’existence d’un décalage, d’une hétérogénéité sociale entre les positions d’enquêteurs et d’enquêtés, au titre de la situation et de la condition de départ qui nous est faite. Mais c’est précisément l’introduction d’un bougé dans ce décalage que produit l’enquête, non point pour abolir le décalage, mais pour le diffracter et le démultiplier : par où le décalage ne passe plus seulement entre les deux groupes préexistants, mais vient décaler chacun des groupes pour son propre compte, dans son propre rapport à son identité sociale donnée, à son (désir de) savoir, ainsi qu’à sa volonté de transformation sociale et à sa capacité subjective d’en faire exister les conséquences dans la matérialité d’une situation.

Thèse 15. L’enquête ne repose pas sur une dénégation préalable et nécessairement abstraite des déterminations et aliénations dont les sujets sociaux sont l’objet. Elle présuppose seulement l’égalité des intelligences[14], et un désir partageable de se faire autre que ce qui est fait de nous : « l’invincible et douce entêtée que devient la négation qui dure, le refus simple qui consiste à répéter toujours : “On ne me fera pas croire que c’est ça le vrai, que c’est ça un homme, que c’est ça vivre” »[15].

Thèse 16. L’enquête ne vise pas à révéler l’existence d’un sujet politique qui serait déjà donné tout fait, ne fût-ce qu’en puissance, à partir de l’existence d’intérêts objectifs à la transformation sociale. Aucun mouvement spontané des conditions sociales immédiates ne suffit à lui seul à produire le surgissement de processus politiques nouveaux. Il n’y a pas de développement spontané d’une position subjective révolutionnaire de classe à partir d’une situation sociale objective, mais nécessité d’un travail collectif d’analyse, de compréhension et de dessaisie de soi par rapport aux identités et aux déterminations sociales existantes qui organisent toujours déjà nos manières de sentir, penser et agir dans le sens de la reproduction hégémonique de l’existant.

Thèse 17. La perspective d’une réactualisation de l’enquête aujourd’hui doit affronter la question qu’elle ne peut manquer de poser, au moment même où elle pourrait être tentée de la contourner lorsqu’elle se pense comme un pédagogisme, un méthodologisme maïeutique ou un extractivisme des connaissances : la question de l’organisation, conçue comme le lieu d’une inscription institutionnelle, dans une certaine durée, d’un ensemble de principes d’orientation stratégique pour l’action, en permettant à la fois le développement collectif et réfléchi de subjectivités antagonistes, l’élaboration théorique de la situation sociale et sa confrontation pratique avec le réel de cette situation et des tentatives instruites de sa transformation. Si l’enquête pose la question de l’organisation comme nécessité et problème, c’est à la fois au sens où elle vient mettre en cause les limites d’approches sociologiques en quête d’un savoir seulement objectif au service d’institutions inscrites dans le compromis social-démocrate moribond et au sens où elle révèle les insuffisances de formes de militance se vivant hors de toute inscription institutionnelle qui seule permet une forme de confrontation réglée, durable et stratégique avec le réel social.

Thèse 18. Loin d’une approche misérabiliste qui se limiterait à mettre en lumière le caractère intolérable et inhumain des conditions d’existence des groupes concernés, par là même renvoyés à un forme de manque, de défaut ou de privation, un processus d’enquête peut s’inscrire dans tout lieu où des acteurs représentent quelque chose comme un point d’excès radical, portant dans leurs aspirations, leurs discours et leurs pratiques, quelque chose qui ne peut être entièrement absorbé par la logique capitaliste et la gestion biopolitique (autoritaire aussi bien que welfariste) des populations.

Thèse 19. L’enquête vise à faire émerger, faire « prendre » (comme on dit de la mayonnaise qu’elle « prend ») et faire durer des subjectivités marquées par un désir d’autonomie et de maîtrise sur leurs conditions d’existence, en opposition antagoniste à l’automatisme systémique de la rationalité capitaliste – et son articulation aux autres formes de dominations sociales structurelles, notamment racistes et sexistes, qui lui sont consubstantielles[16] – aussi bien qu’à la simple régulation fordiste des besoins qu’offre le pacte social-démocrate en sursis.

Thèse 20. La fin de la centralité ouvrière – référent essentiel aux enquêtes ouvrières historiques de la seconde moitié du XXe siècle[17] – ne signe pas la fin des ambitions révolutionnaires, mais la pluralisation de devenirs révolutionnaires dans tous les lieux où émerge – ou du moins se cherche – un désir de transformation des structures qui assujettissent nos vies à des logiques de domination qui nous séparent de nos puissances d’agir et de penser. Chacun de ces lieux peut se révéler être un point spécifique, situé, local, mais à partir duquel l’on peut faire naître, converger et durer un désir d’émancipation qui, mettant en crise les identités distribuées par et au service de l’ordre social dominant, revêt une forme d’universalité intensive. S’il n’y a plus un seul centre, ces lieux n’en doivent pas moins fonctionner dans leurs luttes comme des centres, c’est-à-dire comme autant de points de passage obligé, par où passe l’avenir même de l’humain générique.

La fin de la centralité ouvrière ne doit pas signifier pour nous la nécessité de revoir à la baisse nos attentes. Cette fin ne devrait signifier à la lettre que ce qu’elle dit : la fin de cette centralité entendue dans un sens exclusif – et non pas la fin des exigences radicales que portaient les mouvements et organisations qui se fondaient sur elle. Au contraire, la fin de la centralité ouvrière doit être entendue comme ce qui implique une multiplication de ces « nœuds » de la vie quotidienne où il s’agit de refuser la condition qui nous est faite, de ne pas consentir à des demandes de pacification d’ordre gestionnaire dans les limites de l’existant, et de faire naître, à chaque fois, dans chaque lieu, pour chaque enjeu, un désir de liberté et de maîtrise collective sur nos conditions d’existence – à la hauteur donc de ce que le mouvement ouvrier révolutionnaire visait, et doit viser encore, au niveau des enjeux de la production économique et du travail.

  • [1] Citons en guise d’illustration non exhaustive de cette renaissance : le premier numéro de la nouvelle revue du MOC Bruxelles consacré à « L’enquête ouvrière », Mouvements. Clés pour l’action populaire, octobre 2020, disponible en ligne sur https://mocbxl.be/mouvements-n1-lenquete-ouvriere/, consulté le 16 juillet 2021 ; en France, le travail de la Plateforme d’Enquêtes Militantes (http://www.platenqmil.com/) ; au Royaume-Uni, la revue Notes From Below (https://notesfrombelow.org). Mentionnons également les deux récentes publications du Groupe de Recherches Matérialistes : « Pratiques et expériences de l’enquête », Cahiers du GRM, n° 16 et 17, 2020, disponibles en ligne sur https://journals.openedition.org/grm/.
  • [2] Pour un panorama historique des principales expériences d’enquêtes ouvrières en Europe, cf. Geerkens Éric, Hatzfled Nicolas, Lespinet-Moret Isabelle, Vigna Xavier (dir.), Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine, Paris, La Découverte, 2019.
  • [3] Article 10, § 1er du premier « Décret fixant les conditions de reconnaissance et d’octroi de subventions aux organisations d’éducation permanente des adultes en général et aux organisations de promotion socio-culturelle des travailleurs » en Belgique, daté du 08/04/1976, URL : http://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/00439_000.pdf, consulté le 16 juillet 2021.
  • [4] Voir l’étude de Cécile Piret dans ce numéro, ainsi que Nossent Jean-Pierre, « Éducation permanente : le grand écart idéologique et l’inversion de principe », analyse de l’IHOES, n° 149, décembre 2015, URL : http://www.ihoes.be/PDF/IHOES_Analyse149.pdf, consulté le 16 juillet 2021.
  • [5] Marion Nicolas et Tverdota Gábor, « Mélancolie de gauche, enquêtes ouvrières et éducation permanente », Cahiers du GRM, n° 13, 2018, URL : http://journals.openedition.org/grm/1162, consulté le 16 juillet 2021.
  • [6] Marx Karl, L’enquête ouvrière, Bruxelles, LitPol, 2018. Également consultable en version intégrale en ligne dans la seconde moitié de Owen Robert et Marx Karl, « Observations sur l’effet du système des manufactures (1817) et Enquête ouvrière (1880) », Cahiers du GRM, n° 16, 2020, URL : http://journals.openedition.org/grm/2388, consulté le 16 juillet 2021.
  • [7] Lénine Vladimir Ilitch, Que faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement, Paris-Moscou, Éditions Sociales et Éditions du Progrès, 1971. Sur la présence du schème de l’enquête dans Que faire ?, cf. Cavazzini Andrea, « Editorial », Cahiers du GRM, n° 16, 2020, URL : http://journals.openedition.org/grm/2578, consulté le 16 juillet 2021.
  • [8] Cavazzini Andrea, Enquête ouvrière et théorie critique. Enjeux et figures de la centralité ouvrière dans l’Italie des années 1960, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2013 ; Wright Steve, À l’assaut du ciel. Composition de classe et lutte de classe dans le marxisme autonome italien, Marseille, Senonevero, 2007, pp. 15-65.
  • [9] ACTA et Plateforme d’Enquêtes Militantes, « Faire de l’enquête militante aujourd’hui », 9 avril 2019, URL : https://acta.zone/faire-de-lenquete-militante-aujourdhui/, consulté le 16 juillet 2021.
  • [10] Mascolo Dionys, Le communisme. Révolution et communication ou la dialectique des valeurs et des besoins, Paris, Lignes, 2018, p. 58 et 228.
  • [11] Adorno Theodor W., « Résignation », Tumultes, vol. 17-18, 2001/2 et 2002/1, p. 174, URL : https://www.cairn.info/revue-tumultes-2001-2-page-173.htm, consulté le 16 juillet 2021.
  • [12] Marion Nicolas, « Pour une politique de l’expression », Étude de l’ARC, 2019, URL : https://www.arc-culture.be/publications/pour-une-politique-de-lexpression/, consulté le 16 juillet 2021.
  • [13] Cavazzini Andrea, Enquête ouvrière et théorie critique, op. cit., p. 12.
  • [14] Rancière Jacques, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.
  • [15] Mascolo Dionys, Le communisme, op. cit., p. 177.
  • [16] Matthys Jean, « De la convergence des luttes à la lutte des convergences. Réflexions sur l’intersectionnalité et l’autonomie des luttes », Analyse de l’ARC, décembre 2018, URL : https://www.arc-culture.be/publications/de-la-convergence-des-luttes-a-la-lutte-des-convergences-reflexions-sur-lintersectionnalite-et-lautonomie-des-luttes/, consulté le 16 juillet 2021.
  • [17] Nous entendons par là la centralité proprement politique de la Classe ouvrière, c’est-à-dire l’articulation dialectique entre d’une part le fait objectif de l’existence de la classe ouvrière salariée et de son rôle central dans la production économique capitaliste (fait objectif qui n’a évidemment pas disparu), et d’autre part la dimension subjective d’un projet de transformation radicale de la société, incarné dans un ensemble de pratiques hétérogènes, de contre-discours et de représentations alternatives, et ayant une visée tendanciellement universelle impliquant la suppression du mode de production capitaliste, voire la disparition des classes sociales et de toute forme d’exploitation (cf. Cavazzini Andrea, Enquête ouvrière et théorie critique, op. cit., pp. 4-9 ; 141-146). C’est l’éclipse de cette seconde dimension depuis la fin des années 1970 qui entraîne la fin de toute tension dialectique entre l’existence de la classe salariée-exploitée et la dimension subjective par laquelle elle se faisait Classe ouvrière excédant sa seule fonction au service du capital dont elle visait et incarnait la négation. Ne demeurent alors plus que des représentations misérabilistes d’une (sur)vie ouvrière à laquelle est ôtée toute force de proposition politique autonome, et qui est devenue avant tout l’objet de discours humanitaires et de mécanismes étatiques de gestion de la pauvreté et de l’exclusion sociale.