De la convergence des luttes à la lutte des convergences. Réflexions sur l’intersectionnalité et l’autonomie des luttes

Convergence des luttes et intersectionnalité

Cette analyse propose d’interroger le problème de la convergence des luttes émancipatrices (luttes sociales, féministes, antiracistes, etc.) à la lumière des concepts d’intersectionnalité et de consubstantialité des dominations. Plutôt que de concevoir ce mot d’ordre de convergence comme une injonction morale, transcendante et abstraite, orchestrant la prise de pouvoir d’une lutte sur d’autres appelées à s’y soumettre, il s’agirait plutôt de prendre acte du fait que toute lutte, aussi spécifique soit-elle, est toujours déjà une forme de coalition. La question deviendrait dès lors celle, pratique, de la lutte des convergences, c’est-à-dire du choix stratégique à opérer en conjoncture pour forger les alliances pertinentes dans la situation concrète qui est la nôtre.

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Préambule

Pour situer d’emblée mon approche et mon discours, il faut préciser que je suis un homme, blanc, universitaire, de nationalité belge. Ce texte poursuit une réflexion entamée lors de la soirée-débat organisée par l’ARC intitulée « Tyrannie de la convergence : impasse des luttes ? » qui s’est tenue à Bruxelles le 7 juin 2018. Cette rencontre fut l’occasion de réfléchir collectivement aux différentes formes que peuvent prendre les mots d’ordre et les pratiques de « convergence des luttes ». Plus particulièrement, j’y ai défendu ma conviction stratégique selon laquelle, dans le contexte actuel, le mouvement syndical, au sein duquel je suis en partie engagé à titre de formateur en philosophie, devait impérativement « converger » avec les luttes antiracistes et décoloniales – ce qui veut dire d’abord et avant tout se mettre à leur écoute, se laisser décentrer et transformer à leur contact, dans le respect de leur autonomie organisationnelle. À l’inverse de l’image historique d’un mouvement ouvrier qui enjoint les autres luttes (antiracistes, féministes, écologistes, etc.) à converger vers lui en mettant de côté leurs intérêts, agendas et formes de luttes spécifiques, je pense que le mouvement syndical, et le mouvement ouvrier en général, ne pourra pas repasser à l’offensive sur son propre terrain de la lutte des classes sans se confronter à la question raciale[1], afin notamment de régler ses comptes au fantasme de la « classe ouvrière blanche » dont il faudrait soi-disant défendre les intérêts contre les travailleur·se·s immigré·e·s[2]. C’est à la lumière de cette position que j’ai été amené à explorer l’idée selon laquelle les différentes injonctions à la convergence, de même que les éléments qui sont appelés à converger, ne sont jamais symétriques, et que les moments, les lieux, les enjeux et les acteurs de la convergence ne peuvent être déterminés que depuis un jugement stratégique sur la conjoncture, une analyse de la situation concrète et une identification de la « contradiction dominante » au sein de cette situation[3].

 Introduction. Un mot d’ordre qui divise

 Dans les milieux militants, la question de la convergence des luttes semble omniprésente. Pour ses promoteurs, elle est la condition sine qua non d’une lutte efficace, les différentes luttes singulières devant nécessairement se coaliser et monter en généralité pour pouvoir s’attaquer aux structures de pouvoir qui touchent l’ensemble des groupes sociaux dominés. Pour ses détracteurs, elle cache souvent une forme de prise de pouvoir d’une lutte sur les autres, qui sont enjointes à s’y rallier en mettant de côté leurs intérêts et agendas propres. La convergence, en se voulant a priori vecteur de totalisation et d’empowerment des luttes (en termes de globalité et d’efficacité) produirait au contraire un effet de hiérarchisation des luttes, entraînant la minoration voire l’invisibilisation de certaines luttes spécifiques. Ainsi, le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie affirmait dans un récent entretien sa méfiance à l’égard du mot d’ordre de la convergence des luttes :

La convergence des luttes, c’est, à mon avis, une injonction qui fabrique de l’impuissance. Nous vivons dans un monde chaotique et hétérogène. Des logiques incohérentes y sont à l’œuvre. Et chaque lutte affronte des pouvoirs spécifiques. La « convergence des luttes » construit une injonction paradoxale de chaque mouvement à se dissoudre, à se construire en référence à un ennemi imaginaire et abstrait, toujours le même – l’État capitaliste, la répression, l’État impérialiste, le néolibéralisme, etc. – comme si tout était logiquement relié dans le monde. Au fond la question fondamentale est celle de la représentation du monde. Considérons-nous qu’il y a une logique d’ensemble ou considérons-nous que, au contraire, il y a des systèmes de pouvoir locaux et incohérents ?[4]

La convergence serait un mot d’ordre contre-productif, producteur d’impuissance politique, dès lors que notre monde est irréductiblement traversé de logiques de pouvoir, de domination et d’exploitation hétérogènes, qui doivent chacune faire l’objet d’analyses et de luttes à chaque fois spécifiques. La montée en généralité qu’appelle de ses vœux la convergence ne serait ainsi qu’une montée en abstraction, dessinant un adversaire unique face auquel les luttes ne peuvent en réalité s’unir que de façon imaginaire et impuissante.

Cette posture critique contre toute forme de « totalisation » de l’adversaire opérée par et pour une « politique totale » est précédée par une affirmation plus positive concernant les modalités d’efficacité de certaines luttes contemporaines.

Comme le dit Derrida à propos de la Palestine et du colonialisme de l’État d’Israël, il y a des moments dans l’histoire où des situations en viennent à incarner le « tout du monde » – où c’est le destin de l’humanité qui est en jeu. Pour moi la mise à mort d’Adama Traoré par les gendarmes de Persan, c’est ça. La question de l’ordre policier, des comportements de la police et des gendarmes, du suivisme des politiques par rapport aux forces de l’ordre, c’est la question de la vie et de la mort, du droit de circuler dans l’espace public, de l’illégitimité à vivre là où on vit, du droit de courir, du racisme, de l’emprise de l’État sur les existences[5].

Il est ici question de l’existence paradoxale de situations particulières qui, depuis le cœur le plus intime de leur singularité, « en viennent à incarner le « tout du monde » ». S’il est ici fait mention, cette fois positivement, d’une forme de totalité, cela doit vouloir dire qu’il y a deux manières différentes de « totaliser » le monde des dominations, et donc sans doute deux manières pour les luttes de converger. La première consiste à additionner les luttes pour monter en généralité, celles-ci étant conçues dans un rapport d’extériorité, ne pouvant se rencontrer qu’en se limitant l’une l’autre, et ne pouvant converger qu’en se mettant d’accord sur un plus petit dénominateur commun abstrait et indéterminé ; la seconde passe au contraire par la conviction (reposant sur un jugement stratégique, on y reviendra) qu’une situation de domination particulière peut, dans sa singularité la plus propre, à tel moment précis de l’Histoire et dans telle configuration sociale et historique déterminée, constituer un nœud, un point de condensation où c’est le « destin de l’humanité » qui est immédiatement en jeu, ouvrant la possibilité d’alliances inédites. Selon G. de Lagasnerie, dans ce deuxième sens, l’action politique présuppose une forme de « choix » en faveur de telle ou telle lutte – ce qu’il n’hésite pas à qualifier positivement de « hiérarchie ».

Nous devons renoncer à toute politique totale, à ce fantasme de luttes partagées. Je sais que c’est dur. Parce que cela ouvre à la question du choix entre les luttes et de leur hiérarchie. Il est d’ailleurs possible que le thème de la convergence des luttes soit pour nous une manière de ne pas vouloir affronter la question de la hiérarchie des luttes – autrement dit le fait que, lorsque nous nous investissons dans une lutte, nous ne nous investissons pas dans d’autres et donc que, inconsciemment, nous établissons des hiérarchies[6].

Ce discours prend à revers certains lieux communs et renverse purement et simplement la manière dont j’ai posé le problème au début de ce texte : le problème de la convergence des luttes n’est pas qu’elle introduirait une hiérarchie entre les luttes, mais, au contraire, qu’elle est une stratégie d’évitement à l’égard de la nécessité de hiérarchiser les luttes. En poussant encore plus loin ce geste de renversement, on pourrait suggérer que le défaut de la convergence des luttes n’est pas d’être trop universaliste et totalisatrice, mais de ne pas l’être assez, de ne pas parvenir à l’être effectivement. Il s’agirait dès lors de distinguer entre l’universalité abstraite de la convergence additive et extensive (additionner les luttes pour viser un ennemi commun abstrait, chaque lutte mettant de côté ses particularités), et l’universalité réelle et intensive qui est toujours incarnée et située (hiérarchiser les luttes et choisir celle qui occupe, à un moment donné et en vertu de sa singularité, le point nodal de l’antagonisme social où c’est le « tout du monde » qui est en jeu).

Cependant, il s’agit peut-être de prendre ses distances vis-à-vis du vocabulaire du « choix » ici proposé par G. de Lagasnerie, qui véhicule, sans doute malgré lui, l’idée d’une décision arbitraire en faveur de telle ou telle lutte. Si cette terminologie peut se justifier dans le cadre d’une analyse sociologique des motifs conscients et inconscients qui amènent telle ou telle personne, tel ou tel groupe social, à se mobiliser pour une lutte en particulier, je soutiendrais que dans le registre de l’action politique, il est essentiel de faire place au registre argumentatif de l’analyse de la situation concrète au service de l’action stratégique. Autrement dit, entre groupes alliés potentiels, nous avons à rendre raison des choix que nous posons, c’est-à-dire de la hiérarchie que nous établissons toujours déjà dans nos engagements. C’est pourquoi je propose maintenant de nous tourner vers l’un des concepts-clés, considéré par certain·e·s comme « la plus importante contribution des études féministes à ce jour »[7], permettant de penser l’articulation entre les différentes formes de dominations structurelles (race[8], classe, genre), fournissant un cadre théorique à partir duquel il est possible d’élaborer une telle analyse de la conjoncture et de dresser la cartographie d’alliances possibles : l’intersectionnalité.

Intersectionnalité des dominations

Le concept d’intersectionnalité a été proposé par Kimberlé Crenshaw en 1989[9] dans un contexte tout à fait spécifique et directement polémique. Dans son usage restreint d’origine, l’intersectionnalité désigne la manière dont la position singulière des femmes de couleur, à l’intersection des dominations de race et de genre, rend leur identité, leurs expériences concrètes (de la violence conjugale, du viol, des violences racistes, etc.) et les mesures pour y remédier « qualitativement différentes » de celles des femmes blanches ou des hommes de couleur. Selon K. Crenshaw, « les femmes de couleur ne vivent pas toujours le racisme sur le même mode que les hommes de couleur, ni le sexisme sur des modes comparables à ceux que dénoncent les femmes blanches »[10]. En introduisant cette idée, l’auteure visait à pointer le fait que les expériences spécifiques des femmes de couleur constituaient un véritable point aveugle dans les discours et luttes féministes et antiracistes : « Le racisme tel qu’il est vécu par les personnes de couleur d’un sexe particulier (masculin) détermine ainsi largement les paramètres des stratégies antiracistes, de même que le sexisme tel qu’il est vécu par des femmes d’une race particulière (blanche) est largement à la base du mouvement des femmes »[11].

Entendue dans un sens plus large, au-delà du seul cas des femmes noires, l’intersectionnalité désigne le fait que les identités et les expériences des groupes sociaux sont structurées par les intersections toujours singulières entre race, genre et classe, ce qui empêche tout traitement univoque, selon un schéma donné une fois pour toutes, de leur situation de domination. Ainsi, de même que les femmes noires, parce qu’elles sont également victimes du racisme comme forme de domination spécifique, ne sont pas victimes du sexisme de la même manière que les femmes blanches, de même les hommes racisés ne sont pas victimes de l’exploitation capitaliste de la même manière que les hommes blancs, etc. « Dans la mesure où les recoupements entre genre, classe et race créent le contexte singulier à l’intérieur duquel [les personnes dominées] vivent la violence, certains des choix de leurs « alliées » risquent de reproduire la subordination intersectionnelle jusque dans les stratégies mêmes de résistance élaborées en réponse au problème »[12].

Les conséquences en termes de stratégie politique que l’on est en droit de tirer de cette idée ne sont pas univoques : l’intersectionnalité semble à la fois fournir des arguments pour et contre la convergence des luttes. Face à ces deux lectures qui peuvent paraître contradictoires, j’inviterais au contraire à penser leur articulation à la fois nécessaire et toujours problématique, à réinventer et renégocier sans cesse en situation.

D’un côté, on peut en conclure que les luttes mises en place par chaque groupe social déterminé, victime de dominations interagissant de façon toujours singulière, doivent s’organiser dans le sens d’une autonomie maximale. Dans ce sens, il est nécessaire pour les groupes sociaux de se constituer des espaces et des temps de luttes en non-mixité[13], entre personnes caractérisées par un même positionnement au sein du champ des dominations, afin de pouvoir partager leurs expériences et développer un agenda, des objectifs et des modalités de lutte spécifiques aux dominations dont elles sont victimes, sans avoir à mettre de côté leurs particularités, ni devoir « choisir », par exemple, entre leur identité-domination-lutte de femme, leur identité-domination-lutte de personne racisée et leur identité-domination-lutte de travailleur·se.

Le risque qu’implique une telle logique poussée à ses extrémités – mais c’est un risque qu’il faut sans doute courir et assumer pour pouvoir le réfléchir – serait d’entraîner l’éclatement des collectifs et la dispersion sans fin des identités politiques suite à la multiplication indéfinie des critères de différenciation de positions sociales toujours spécifiques, conduisant finalement à une infinie division en micro-luttes autour d’enjeux que l’on pourrait juger politiquement insignifiants, interdisant toute forme de convergence. Patricia Purtschert et Katrin Meyer écrivent à ce propos :

Nous pensons qu’il faut certes prendre au sérieux la crainte de perdre le contrôle sur la multiplication des différences politiquement insignifiantes, mais que cette multiplication ne peut pas être contrée en fixant au préalable le nombre de catégories pertinentes. Le débat sur l’importance politique des catégories doit plutôt être mené sur un champ politique qui n’a pas été clôturé à l’avance. Cela ne signifie pas que, dans le débat sur l’intersectionnalité, chaque catégorie doit recevoir la même importance et la même justification, mais qu’il faut garantir le droit fondamental à revendiquer une telle place[14].

            C’est dire que l’établissement des différences et identités politiquement pertinentes dans une situation donnée – ce qui renvoie à l’idée de hiérarchie défendue plus haut par G. de Lagasnerie – ne peut ni être évité, ni faire l’objet d’une théorie a priori et définitive, mais constitue justement l’un des premiers enjeux des luttes politiques émancipatrices. Le premier acte politique émancipateur d’une minorité est de rompre le consensus hégémonique, en ce compris dans les luttes déjà davantage reconnues voire institutionnalisées, et de s’imposer comme « point de passage obligé », afin produire de « nouvelles positions subjectives » qui reconfigurent le champ politique lui-même. S’il n’est par définition pas possible d’anticiper le surgissement subversif de nouveaux antagonismes sociaux, l’attitude à adopter par tout groupe en lutte devrait dès lors être celle d’une posture « autocritique », consistant à « partir du principe que l’on procède soi-même à des exclusions, sans pouvoir les déterminer à l’avance »[15]. De ce point de vue, l’intersectionnalité révèle qu’il y a un inévitable et salutaire mouvement de divergence des luttes, du fait du surgissement imprévisible d’un Autre qui vient contester autant les normes de reproduction de la société existante que celles de sa contestation.

Cependant – et c’est la seconde manière dont on peut interpréter les conséquences de la théorie intersectionnelle –, l’intersectionnalité peut aussi constituer un argument fort en faveur de la convergence des luttes. En effet, s’il est appelé à produire des effets politiques conséquents, le surgissement de nouvelles subjectivités politiques doit davantage conduire à un déplacement de l’antagonisme et une possible recomposition d’alliances et de fronts inédits, qu’à la dispersion indéfinie des luttes spécifiques et à l’impossibilité de toute forme d’alliance. Il est remarquable que K. Crenshaw elle-même ne tire pas de ses recherches une telle conclusion dispersive. Plutôt que d’inviter à sectionner indéfiniment les ensembles de luttes pré-existant au prisme des autres formes de dominations qui les traversent, comme si l’autonomie organisationnelle dans « l’entre-soi »[16] n’était pas un moment et un moyen, mais le tout et la fin en soi de la lutte, elle invite au contraire les collectifs à assumer et travailler à partir du fait que tout groupe est en fait déjà en soi une forme de coalition, tiraillée entre la pluralité irréductible des identités des acteurs politiques qui le composent et la nécessité malgré tout de « converger »[17]. Il n’est en ce sens ni possible ni souhaitable pour les collectifs de se fonder sur un socle imaginaire d’une identité pure, clairement déterminée, balisée, fixe et garantie, exempte de lignes de division internes, qui rendrait en réalité impossible toute lutte relativement unifiée autour d’un front d’alliances stratégiques. Il est au contraire souhaitable qu’ils soient attentifs à la pluralité et donc à la convergence relative qui les constituent toujours déjà.

Consubstantialité et coextensivité des rapports sociaux

Il n’est sans doute ni possible ni souhaitable de trancher dans la contradiction que constitue ce tiraillement stratégique de la théorie intersectionnelle entre l’éclatement et la convergence. Il est néanmoins permis de penser que l’idée même d’intersectionnalité souffre de certaines ambiguïtés dont il peut être utile de se départir partiellement. Ainsi, selon Jules Falquet, c’est avant tout la dimension des rapports sociaux comme telle qui tend à être oubliée au profit d’une certaine logique identitaire (inter-)individuelle véhiculée par le concept d’intersectionnalité.

Le concept d’intersectionnalité, à mon sens, n’amène pas à penser en termes de rapports sociaux, mais plutôt d’identités contradictoires, de rôles, de représentations. […] Par ailleurs, à la différence de celui de l’imbrication des rapports sociaux, le concept d’intersectionnalité ne conduit guère à parler des dimensions structurelles ni à s’interroger sur les dynamiques historiques. Il est souvent plutôt utilisé dans des perspectives assez interindividuelles, autour de questions de face à face, de négociation…[18]

Face à certains usages problématiques de l’idée d’intersectionnalité [19], certaines auteures mobilisent d’autres concepts visant à le prolonger, le nuancer et à en rectifier certaines dérives possibles : j’aborderai ici la consubstantialité, théorisée par Danièle Kergoat[20].

Contre l’image mécanique de systèmes de dominations distincts qui s’ajoutent, s’additionnent et se croisent, produisant une infinité de positions micro-sociales de groupes et d’identités individuelles à leurs intersections, il s’agit selon D. Kergoat de voir de façon dynamique en quoi ces systèmes s’imbriquent et interagissent. Les rapports sociaux de genre, de race et de classe « ne sont ni simplement superposés ou additionnés, ni intersécants » mais plutôt « imbriqués et même consubstantiels et co-formés »[21], formant un « entrecroisement dynamique complexe de l’ensemble des rapports sociaux, chacun imprimant sa marque sur les autres ; ils se modulent les uns les autres, se construisent de façon réciproque »[22]. Dans cette perspective, « les rapports sociaux sont consubstantiels : ils forment un nœud qui ne peut être séquencé au niveau des pratiques sociales, sinon dans une perspective de sociologie analytique ». Il n’est en ce sens pas possible de distinguer nettement, de tracer une limite claire et définitive entre ce qui relève des rapports de classe, de race ou de genre : ils sont autant de moments, de formes, de modalités spécifiques d’une même « substance » constituée par l’ensemble mouvant des rapports sociaux. De plus, ces rapports sont « coextensifs : en se déployant, les rapports de classe, de genre, de « race », se reproduisent et se co-produisent mutuellement »[23]. La « substance » en question est donc de nature profondément dynamique, et n’exclut pas l’existence de tensions, de contradictions ou de divergences entre ces systèmes de rapports de domination : « il n’y a pas régulation circulaire ; c’est la métaphore de la spirale qu’il faudrait au contraire utiliser pour rendre compte du fait que la réalité ne se referme pas sur elle-même »[24]. L’idée est de dépasser les images de l’interaction ou de l’intersection, qui suggèrent des rapports sociaux de domination indépendants et pré-existant qui en viendraient, dans un second temps, à se croiser, presque par hasard, au point où se situent certains groupes ou individus. Passons rapidement en revue quatre cas, qui permettront de comprendre un peu mieux en quoi les rapports de domination, tout étant différents, partagent un même plan, et constituent une même « substance », sur laquelle ils se co-produisent, ne cessant de passer l’un dans l’autre.

(1) La construction idéologique du « genre féminin » par la naturalisation de ses traits « maternels », de « l’écoute », du « souci des autres », etc., produit et justifie des politiques et des comportements, des discours et des pratiques qui conduisent à la surexploitation des femmes dans les sphères du travail domestique et plus généralement du soin (care), sous la forme du travail gratuit et invisible autant que sous la forme salariée sous-payée[25]. « [L]es rapports de genre permettent d’intensifier l’exploitation : le système de genre induit un type d’exploitation supplémentaire puisque l’engagement subjectif des salariées, partie intégrante et indispensable de leur travail, n’est ni reconnu puisqu’il n’a pas fait l’objet d’une formation institutionnalisée, ni bien sûr rémunéré puisque cet engagement n’est pas prévu explicitement dans le contrat de travail, les seules tâches décrites étant des tâches matérielles. Ici, c’est donc le genre qui crée la classe »[26].

(2) En parallèle de cette « sexisation » ou « genrification », et opérant dans le même sens, on observe également une « racisation du travail du care à travers la naturalisation des qualités qui seraient propres à telle ou telle ethnie »[27] : c’est parce que tel groupe est identifié comme « ethniquement » (c’est-à-dire en vertu de traits comportementaux supposés inhérents à sa « nature » ou sa « culture ») voué au travail de soin qu’il est surexploité. Dans ce cas, la race produit la classe.

(3) Toujours dans le sens de la production de la classe par la race, du point de vue historique de la genèse du capitalisme, certain·e·s auteur·e·s soutiennent que « le capitalisme a toujours été racialisé », que « la formation des classes sociales est inséparable de leur racialisation »[28]. On peut ici mentionner le fait que l’esclavagisme et le colonialisme ont été une condition structurelle de l’émergence, l’approfondissement et la reproduction des rapports sociaux capitalistes. Certain·e·s auteur·e·s montrent par exemple comment les techniques de production et de discipline des corps au travail ont été expérimentées dans les colonies, notamment dans les plantations, pour être ensuite importées et appliquées en Europe, dans les manufactures et les usines[29]. Il y aurait ainsi une certaine manière de gérer la population, de concevoir et discipliner les corps laborieux jugés dangereux, inférieurs et menaçants, doublée de la crainte de la contamination et de la dégénérescence biologique ou culturelle du « corps social », qui passe de la race à la classe[30].

Une conséquence stratégique générale que l’on peut tirer de ces deux derniers cas de (re)production de la classe par la race (un raisonnement analogue vaudrait également pour la production de la classe par le genre), c’est que lutter pour l’abolition de la société de classes en maintenant, voire en renforçant le racisme, c’est en fait à plus ou moins long terme se condamner à reproduire des clivages de classe. C’est là la « contradiction performative »[31] qui caractérise les discours et les politiques « rouges-brunes »[32] : une hypothétique abolition des classes qui ne serait pas aussi une abolition des races ne peut qu’être contradictoire dans ses effets, parce qu’elle ne ferait que reconduire, voire intensifier une situation au sein de laquelle les races vont, à terme, reproduire des divisions de classes, fût-ce selon d’autres critères, toujours mobiles (ethniques, culturels, linguistiques, religieux, etc.) C’est la raison pour laquelle j’estime que le mouvement ouvrier ne pourra retrouver le sens de sa lutte spécifique contre la domination de classe qu’en « convergeant » avec les luttes antiracistes et décoloniales. Faire d’une supposée « classe ouvrière blanche » le sujet d’une politique d’émancipation, c’est avoir déjà perdu[33]. Il n’est pas possible de s’affronter à la domination de classe sans rencontrer des différenciations raciales qui y jouent un rôle réellement déterminant, et non simplement superstructurel sous la forme d’illusion, de diversion ou de manipulation.

(4) Inversement, puisqu’il s’agit d’une co-production réciproque, certain·e·s auteur·e·s s’inscrivant au sein des luttes antiracistes estiment qu’il y a des raisons de penser que la classe produit la race, notamment parce que le capitalisme a structurellement besoin d’introduire des divisions au sein des classes exploitées pour pouvoir en surexploiter certaines franges et faire pression sur les autres, tout en divisant leur force politique[34]. Il se peut alors que vouloir régler les conflits de race sans s’affronter par ailleurs aux conflits de classe qui les traversent et les co-constituent ne peut être que peine perdue, au sens où la logique des classes reproduira, à termes, des races, fût-ce selon d’autres critères que ceux purement biologiques, ethniques ou culturels que nous connaissons. S’il est nécessaire d’aborder le racisme comme rapport social de domination spécifique et relativement autonome, il n’est pas possible de le comprendre et le combattre sans, à un moment ou à un autre, se voir confronté au fait que les racisé·e·s sont aussi, pour une part – mais pour une part réellement déterminante dans leur condition même de racisé·e·s –, des travailleur·se·s exploité·e·s[35].

Autonomie des luttes et contradiction dominante

Si en tirant le fil de chaque domination on arrive toujours à une autre qui semble en être à la fois la cause et l’effet, à la fois distincte et consubstantielle, quelles conséquences stratégiques peut-on tirer d’une telle théorie ? Cela revient-il à dire que « tout est dans tout » et à tout noyer dans une nuit de domination(s) où tous les chats sont gris ? N’aurions-nous rejeté l’infinie division en micro-positions sociales de l’intersectionnalité que pour en revenir à des appels impuissants à la convergence additive contre un ennemi abstrait ? Telle n’est pas la conclusion que tire D. Kergoat :

Poser les problèmes en termes de consubstantialité des rapports sociaux permet une autre approche : selon telle configuration ici et maintenant des rapports sociaux, le genre (ou la classe, la race) sera – ou ne sera pas – unificateur. Mais il n’est pas en soi source d’antagonisme ou source de solidarité. Aucun rapport social n’est premier. En d’autres termes, il n’y a pas de contradiction principale et de contradictions secondaires. Quand les femmes d’Accor se battent, c’est en tant que femmes, qu’ouvrières, que femmes de couleur, elles n’empilent pas les registres revendicatifs ; en luttant de cette manière, elles combattent le droit ouvert à la surexploitation de tous et toutes et donc, en cela, accèdent à l’universel[36].

Ce que Kergoat rejette ici sous le nom de « contradiction principale ou secondaire » relève de l’idée qu’il y aurait en soi, de toute éternité, un rapport social structurellement dominant et omni-explicatif. Ce que soutenait G. de Lagasnerie, et ce que j’entends quant à moi, positivement, par « contradiction dominante », renvoie justement à la nécessité stratégique d’identifier dans « telle configuration ici et maintenant des rapports sociaux » le lieu toujours mobile où les contradictions sociales se condensent et qui doit faire l’objet de l’intervention politique sous forme d’une convergence dont les coordonnées sont toujours à réinventer : par où une lutte déterminée accède à « l’universel », sans jamais abandonner sa singularité, mais au contraire en l’assumant et en l’approfondissant.

Si l’on dit souvent que la théorie distingue et sépare analytiquement des catégories qui sont en réalité toujours mêlées dans le concret, il se pourrait bien qu’en ce qui concerne la lutte, ce soit l’inverse qui soit vrai : si l’étude sociologique subtile de la consubstantialité met au jour la complexité des relations, les interconnections entre des problématiques distinctes et leur caractère inextricable, l’action requiert quant à elle qu’à un moment, une contradiction dominante se cristallise et se condense en un point de l’espace social, unifiant dans un temps et un espace des subjectivités et des collectifs hétérogènes. Jacques Rancière écrivait récemment :

La politique a toujours besoin d’une certaine globalité : elle a besoin d’un découpage global de la situation, d’une perception d’ensemble et d’un affect global. Il est vrai que cette globalité qui découpe une scène, une situation, des acteurs et des actions est très différente d’une vision globale du monde et d’un diagnostic global. Elle procède plutôt par raréfaction. C’est le propre de l’action, en général, que de réduire les facteurs d’une situation, de trancher dans le réseau infini des dépendances par lesquelles elle s’inscrit dans une réalité globale, afin de constituer l’espace d’une subjectivation[37].

À l’inverse de la « science qui lie tout phénomène particulier à la totalité d’un système de causes et d’effets », et qui « a le double défaut de tailler trop large pour l’action et de se perdre dans trop de détails qui la paralysent », la globalité propre à l’action politique – le « tout du monde » de Derrida repris par G. de Lagasnerie, ou « l’universel » de Kergoat – produit un effet de resserrage et de concentration de la « scène » politique[38]. Si le surgissement de nouvelles subjectivités minoritaires ne peut qu’entraîner une divergence des luttes et une reconfiguration de l’espace conflictuel du social, il n’y a en même temps pas de subjectivation politique qui ne repose sur une simplification de cet espace, au sein duquel elle devra réussir à s’imposer comme « point de passage obligé » pour les autres luttes.

Paradoxalement, cette simplification conjoncturelle et stratégique de l’espace conflictuel du social n’est rendue possible qu’en vertu de la pluralité structurelle des antagonismes, des dominations et des luttes dont il faut pouvoir reconnaître et respecter l’autonomie relative. Les dominations, si elles sont bien consubstantielles, ne s’additionnent pas pour autant sur un plan homogène ; elles s’inscrivent au contraire sur un espace toujours déjà stratifié, hiérarchisé et dissymétrique, qu’elles contribuent en retour à façonner, dans le sens de sa reproduction ou de sa transformation. Sadri Khiari écrit :

Il ne s’agit donc pas, comme le suppose l’extrême gauche blanche, d’additionner anticapitalisme, antiracisme et anti-impérialisme [et féminisme], ou d’articuler des luttes structurées par la finalité du progrès et de l’émancipation au sein d’un espace politique homogène, mais de prendre en compte le morcellement, l’hétérogénéité et la hiérarchisation d’espaces et de temps qui pourtant se recouvrent en partie. […] [Une politique d’alliances] ne peut que s’inscrire dans une stratégie frontalière qui reconnaisse les espaces déboîtés et les temps disjoints des luttes pour l’émancipation et des luttes pour la libération[38].

C’est là tout le paradoxe : il n’y a d’alliance possible, par définition, qu’entre luttes distinctes, aux « espaces déboîtés » et aux « temps disjoints ». C’est de cette pluralité qu’il faut partir pour inventer et négocier, en situation, les coordonnées et les limites d’une « stratégie frontalière ». La consubstantialité signifie que, étant à la fois intriquées, co-produites et distinctes, les dominations n’existent et n’apparaissent que sous la forme d’un mélange toujours impur. La question politique est de savoir dans quelle mesure, face à cette impureté, la stratégie doit consister à simplifier le champ des luttes, ou au contraire à assumer cet éclatement et l’investir comme un champ hétérogène d’alliances possibles. Sans doute tout l’art politique consiste-t-il à jouer entre les deux mouvements également nécessaires mais dont l’articulation est toujours à réinventer, que sont d’une part la nécessité de toujours problématiser, décentrer et faire proliférer les identités des luttes existantes, et d’autre part la nécessité pour l’action politique de toujours déjà converger, d’opérer un mouvement de « raréfaction » des antagonismes autour d’un enjeu ou d’une identité spécifique où s’incarne, à un moment donné, le « tout du monde ».

On pourrait alors revenir sur l’attitude « autocritique » proposée P. Purtschert et K. Meyer. S’il faut se rendre attentif, autant que faire se peut, aux exclusions que l’on (re)produit au sein même de nos luttes, et donc s’efforcer de se décentrer perpétuellement, c’est peut-être moins par obligation morale et abstraite de tenir compte des points de vues et intérêts différents et potentiellement divergents, ou dans l’espoir de toujours retrouver au dehors les certitudes du dedans (retrouver partout le même adversaire abstrait), que par la conviction que c’est au final par une nécessité interne – ce qui ne veut pas dire automatique – que tout mouvement spécifique et situé au sein duquel on s’inscrit est appelé à sortir de soi et à se transformer au contact des autres luttes. L’idée de consubstantialité permettrait ainsi de récuser l’image en extériorité véhiculée par une certaine idée d’intersectionnalité et du type de convergence additive qu’elle implique, au profit de l’idée selon laquelle ce n’est pas par une sorte d’acte de générosité qu’une lutte supposément pleine et identique à soi devrait s’ouvrir et éventuellement s’allier à d’autres luttes, mais dans l’intérêt même de sa propre cause. Une fois encore, l’universel effectif n’existe nulle part ailleurs que dans la singularité des cas situés : le cœur le plus propre, le plus intime, de toute lutte particulière est d’être toujours déjà une coalition, toujours déjà décentrée par rapport à elle-même. Ce caractère interne de la nécessité du décentrement implique notamment qu’il faut laisser aux diverses luttes le temps, l’espace et l’occasion d’inventer leurs propres manières de prendre en charge, pour leur compte, les autres dominations qui viennent traverser leur propre camp, sans présupposer ou imposer un modèle unique et linéaire d’émancipation. C’est à la condition de laisser les autres luttes inventer leurs propres enjeux et modalités de lutte, sans leur imposer notre agenda, nos catégories et nos pratiques, qu’une alliance potentiellement productive devient possible.

C’est dire qu’il ne faut pas craindre l’épouvantail de la division et du déforçage de la classe ouvrière par l’introduction des problématiques féministes ou antiracistes, mais plutôt se rendre attentif à la véritable division, salutaire cette fois-ci, qu’introduit le surgissement des minorités organisées au sein du bloc majoritaire hégémonique[39]. « Cette division de la majorité peut porter des bénéfices bien au-delà de la minorité. En effet, en mettant à jour les difficultés du bloc dominant, ses faiblesses et sa vulnérabilité, le combat minoritaire ouvre des opportunités de transformation et des possibilités d’alliances prometteuses sur de nouvelles bases »[40]. Ces luttes minoritaires sont porteuses d’un mouvement de « radicalisation politique » pouvant offrir des enseignements précieux pour la gauche, qui serait même « rapidement confrontée à ses propres inconséquences si elle se refus[ait] à l’appuyer »[41]. On voit bien toute les tensions et les difficultés de la position à tenir. Il s’agit de soutenir à la fois qu’il y a effectivement divergences d’intérêts à plus ou moins court terme entre Blanc·he·s (ou hommes) et non-Blanc·he·s (ou femmes), en vertu de l’existence de privilèges relatifs mais bien réels que les premiers tirent de leur domination sur les deuxièmes ; et en même temps, que c’est par une nécessité interne­ que les mouvements anticapitalistes doivent se constituer en appuis et en alliés des luttes antiracistes et féministes, sous peine de se trahir eux-mêmes à terme. S’il faut rejeter tout projet qui viserait à instrumentaliser les luttes minoritaires des femmes ou des racisé·e·s dans une « volonté plus ou moins bienveillante d’annexer ces résistances à l’orbite des partis et syndicats du mouvement ouvrier classique »[42], il n’y en a peut-être pas moins une bonne instrumentalisation qui consiste à tirer les enseignements que portent ces luttes en termes de modes d’actions inédits et de « potentiel de radicalisation d’ensemble »[43].

Conclusion

Si les dominations sont à la fois irréductibles et consubstantielles les unes aux autres, il n’y a pas plus de domination pure que de lutte pure. L’espace conflictuel du social n’est pas constitué de luttes parallèles et séquençables, aux contours, enjeux et limites prédéfinies une fois pour toutes, et qui devraient, au nom d’une injonction morale, sortir d’elles-mêmes et se frotter aux autres, pour s’y soumettre ou les annexer. C’est parce que chaque groupe de lutte est toujours déjà constitué par une hétérogénéité plus ou moins convergente que la convergence est non seulement toujours possible, mais aussi toujours de fait partiellement réalisée. Or, si toute lutte est toujours déjà une forme de convergence, la question devient moins celle de la convergence des luttes en soi que celle de la lutte des convergences, c’est-à-dire du choix stratégique à opérer dans la conjoncture pour forger les alliances pertinentes dans la situation concrète qui est la nôtre. La question n’est peut-être pas tant : faut-il de la convergence ? La convergence est-elle bonne ou mauvaise en soi ? mais plutôt, dès lors que l’on converge toujours plus ou moins, et que nos adversaires nouent eux aussi sans cesse de nouvelles alliances mortifères[44] : quelle (contre-)convergence, comment, avec qui, jusqu’où et pour quoi ?

La réflexion théorique que l’on a proposée ici ne peut sans doute pas aller beaucoup plus loin que de dire : il n’y a pas de formule magique, ni du côté de la convergence, ni du côté de l’autonomie. Chaque côté a sa nécessité et ses limites, ses ressources et ses écueils. Autrement dit, les deux mouvements sont nécessaires. La consubstantialité interdit aussi bien la séparation radicale que la hiérarchisation structurelle et définitive des luttes. Mais dire cela, sous la forme d’un « ni… ni… » ou d’un « et… et… », ça n’est pas offrir la solution : c’est une manière de nommer le problème, et d’esquisser les coordonnées d’une réponse possible, qu’il faut continuer à inventer, discuter et expérimenter dans les pratiques, à la lumière d’analyses stratégiques sur et dans la conjoncture qui est la nôtre.

  • [1] « [Les luttes sociales] ne surmonteront jamais les obstacles auxquelles elles se heurtent aujourd’hui tant qu’elles ne feront pas du combat contre le racisme une priorité dans les faits : tant que, par conséquent, elles ne reprendront pas à leur compte, sans restrictions, les mots d’ordre d’égalité et de droits civiques » (BALIBAR, É., Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992, p. 74).
  • [2] Cf. BRUSCHI, F., MATTHYS, J., « Racisme et capitalisme. Réflexions dans un groupe ISCO », L’Esperluette, n°92, avr-mai-juin 2017, URL : http://www.ciep.be/images/publications/NosAnalyses/2017/92-Racisme%20et%20capitalisme.pdf
  • [3] Sans l’engager dans les propos ici défendus, je rejoins sur ce point la conclusion de BRUSCHI, F., « Pour une contre-convergence des luttes face au fémonationalisme », Analyse ARC, 2018, URL : https://arc-culture.be/blog/publications/pour-une-contre-convergence-des-luttes-face-au-femonationalisme/
  • [4] LAGASNERIE (de), G., « Il faut assumer le chaos dans lequel nous vivons », Le Nouveau Magazine Littéraire, publié le 27 septembre 2018, URL : https://www.nouveau-magazine-litteraire.com/idees/geoffroy-de-lagasnerie-il-faut-assumer-le-chaos-dans-lequel-nous-vivons
  • [5] Ibid.
  • [6] Ibid.
  • [7] McCALL, L., « The Complexity of Intersectionality », cité dans DAVIS, K., « L’intersectionnalité, un mot à la mode. Ce qui fait le succès d’une théorie féministe », Les cahiers du CEDREF, 2015, URL : https://journals.openedition.org/cedref/827
  • [8] J’entends ici par « race » une catégorie sociale et historique, résultant d’un rapport de domination entre groupes sociaux, et non une réalité essentialiste, que ce soit en termes de « culture » ou de « biologie ». Le racisme est une réalité structurelle et multidimensionnelle, articulant dans un système un ensemble de pratiques (différentes formes de violences économiques, symboliques, verbales et physiques, des discriminations quotidiennes jusqu’aux exterminations ethniques, en passant par la surexploitation structurelle et les violences policières), de discours, de représentations et de formes de subjectivation (rapport à soi, aux autres, à l’État-nation, etc.) contribuant à l’exercice d’une domination (politique, économique, culturelle, etc.) sur un groupe social défini à partir de son origine (ethnique, nationale, culturelle, religieuse, etc.) supposée ou réelle (cf. BRUSCHI, F., MATTHYS, J., « Racisme et capitalisme. Réflexions dans un groupe ISCO », op. cit.). Parler de « race » en ce sens ne revient donc pas à avaliser et reproduire le discours raciste, mais permet au contraire de reconnaître l’existence d’un rapport social de domination structurelle, condition nécessaire pour pouvoir penser et œuvrer pour sa suppression. Le refus de parler de « race » peut être une manière de dénier l’existence bien réelle du racisme comme système de domination, par où l’on s’empêche d’avoir une prise politique effective sur lui. « Il n’y a pas de races, seulement des classes », lisais-je un jour sur un tract militant, révélateur du « réductionnisme de classe » courant dans une certaine gauche anticapitaliste. En réalité, il n’y a ni plus ni moins « réellement » des races qu’il n’y a des classes (ou des genres) : il n’y en a pas plus, au sens où les deux sont des constructions relevant de rapports sociaux, politiques et économiques qui sont historiques, mobiles et dépassables ; et inversement il n’y en a pas moins car, en tant que produits historiques de rapports structurels de domination, elles produisent toutes deux des effets bien réels, concrets et matériels.
  • [9] CRENSHAW, K., « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory, and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum 14, 1989, pp. 538-554 ; « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review 43(6), 1991, pp. 1241-1299. Je cite la traduction française de ce dernier article : « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, 2005/2 (n° 39), pp. 51-82, URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2005-2-page-51.htm. Si Crenshaw est retenue pour avoir forgé et nommé le concept d’intersectionnalité, on peut néanmoins en faire remonter l’idée au concept d’« imbrication » des différents systèmes d’oppression (interlocking system) déjà développé dans le « Black Feminist Statement » (1977) du collectif de militantes noires et lesbiennes du Combahee River Collective : « Déclaration du Combahee River Collective », trad. J. Falquet, Les cahiers du CEDREF [En ligne], 14, 2006. URL : http://journals.openedition.org/cedref/415. Voir aussi FALQUET, J., « Le Combahee River Collective, pionnier du féminisme Noir », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 14, 2006. URL : http://journals.openedition.org/cedref/457. Notons que cette idée d’imbrication se rapproche plus particulièrement de celle de « consubstantialité » que l’on développera plus bas.
  • [10]  CRENSHAW, K., « Cartographie des marges », op. cit., p. 61.
  • [11] Ibid.
  • [12] Ibid., pp. 70-71.
  • [13] DELPHY, C., « La non-mixité : une nécessité politique. Domination, ségrégation et auto-émancipation » (2006), mis en ligne le 24 novembre 2017, URL : http://lmsi.net/La-non-mixite-une-necessite. Voir également MARION, N., « Toute mixité est-elle bonne à prendre ? », Analyse ARC, 2017, URL : https://arc-culture.be/blog/publications/toute-mixite-est-elle-bonne-a-prendre/
  • [14] PURTSCHERT, P., MEYER, K., « Différences, pouvoir, capital. Réflexions critiques sur l’intersectionnalité », dans DORLIN, E. (éd..), Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009, pp. 137-138.
  • [15] Ibid., p. 135.
  • [16] TISSOT, S., « Entre soi et les autres », Actes de la recherche en sciences sociales, 2014/4 (n° 204), pp. 4-9, URL : https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2014-4-page-4.htm
  • [17] « [I]l faut au préalable reconnaître que les groupes identitaires organisés dans lesquels nous nous retrouvons sont en fait des coalitions, ou à tout le moins des coalitions potentielles qui attendent de se former. Dans le contexte de l’antiracisme, ce n’est pas parce que nous reconnaissons que la politique de l’identité telle qu’elle est couramment comprise marginalise les expériences intersectionnelles des femmes de couleur que nous devons pour autant renoncer à essayer de nous organiser en tant que communautés de couleur. L’intersectionnalité nous offre au contraire une base pour reconceptualiser la race comme une coalition entre hommes et femmes de couleur. […] En prenant conscience de l’intersectionnalité, nous devrions mieux pouvoir identifier nos différences et les justifier, négocier aussi les moyens grâce auxquels ces différences trouveront à s’exprimer dans la construction de la politique du groupe » (CRENSHAW, K., op. cit., pp. 80-81).
  • [18] « Entretien avec Jules Falquet : Matérialisme féministe, crise du travail salarié et imbrication des rapports sociaux », Cahiers du GRM, 10, 2016, URL : https://journals.openedition.org/grm/839
  • [19] Sur les aventures et mésaventures de l’intersectionnalité, et en particulier sur le lien que l’on peut établir entre ses ambiguïtés conceptuelles et son succès dans les champs académique et militants, voir DAVIS, K., « L’intersectionnalité, un mot à la mode », op. cit. Pour une critique des limites actuelles d’une certaine identity politics résultant d’un certain usage de l’intersectionnalité aux États-Unis, cf. HAIDER, A., Mistaken Identity. Race and Class in the Age of Trump, Verso, London, 2018.
  • [20] KERGOAT, D., « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », dans DORLIN, E. (éd..), Sexe, race, classe, op. cit., pp. 111-125.
  • [21] FALQUET, J., « La règle du jeu. Repenser la co-formation des rapports sociaux de sexe, de classe et de « race » dans la mondialisation néolibérale », dans DORLIN, E., (éd.), op. cit., p. 72.
  • [22] KERGOAT, D., op. cit., pp. 119-120.
  • [23] Ibid., p. 112.
  • [24] Ibid., p. 120. On peut ainsi nuancer l’alternative que soumettait G. de Lagasnerie : « Considérons-nous qu’il y a une logique d’ensemble ou considérons-nous que, au contraire, il y a des systèmes de pouvoir locaux et incohérents ? ». S’il n’y a certes pas une unique logique d’ensemble omni-explicative, mais bien une pluralité hétérogène de dominations irréductibles les unes aux autres, celles-ci n’en font pas moins système (ouvert), non seulement malgré, mais en vertu même de leurs divergences et contradictions.
  • [25] Ces deux formes de travail de soin, gratuit ou salarié, se renforcent d’ailleurs mutuellement : la « division sexuelle du travail reproductif domestique interagit (…) et renforce la division sexuelle sur le marché du travail salarié » (NAKANO GLENN, E., « De la servitude au travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé », dans DORLIN, E., op. cit., p. 22).
  • [26] KERGOAT, D., op. cit., p. 121.
  • [27] Ibid., p. 122.
  • [28] BOGGIO ÉWANJÉ-ÉPÉE, F., MAGLIANI-BELKACEM, S. (coord.), Race et capitalisme, Paris, Syllepse, 2012, pp. 11-12.
  • [29] JAMES, C. L. R., Les jacobins noirs, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.
  • [30] La révolution industrielle voit émerger, surtout à partir du début du XIXe siècle, l’idée d’une « race des ouvriers », où « viennent se condenser dans un même discours les aspects typiques de toute procédure de racisation d’un groupe social jusqu’à nos jours : ceux de la misère matérielle et spirituelle, de la criminalité, du vice congénital (l’alcoolisme, la drogue), des tares physiques et morales, de la saleté corporelle et de l’incontinence sexuelle, des maladies spécifiques qui menacent l’humanité de « dégénérescence » – avec l’oscillation caractéristique : soit les ouvriers constituent eux-mêmes une race dégénérée, soit c’est leur présence et leur contact, c’est la condition ouvrière qui constitue un ferment de dégénérescence de pour la « race » des citoyens, des nationaux. À travers ces thèmes se construit l’équation fantasmatique des « classes laborieuses » et des « classes dangereuses » […] » BALIBAR, É., « Le « racisme de classe » », dans BALIBAR, É., WALLERSTEIN, I., Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1997, p. 279.
  • [31] Au sens de « contradictions entre les principes qui guident une action et les effets de cette même action » (BRUSCHI, F., « Pour une contre-convergence des luttes face au fémonationalisme », op. cit.).
  • [32] J’entends par là les discours et les programmes qui mêlent des éléments provenant du référentiel anticapitaliste de la lutte des classes à celui de l’extrême-droite identitaire ; par exemple, en demandant l’expulsion ou la discrimination des travailleur·se·s étranger·ère·s au nom de la défense des droits des travailleur·se·s nationaux·ales (cf. BRUSCHI, F., MATTHYS, J., « Racisme et capitalisme. Réflexions dans un groupe ISCO », op. cit.).
  • [33] TOSCANO, A., « Notes on late fascism », Historical Materialism, 2017, URL : http://www.historicalmaterialism.org/blog/notes-late-fascism
  • [34] « [L]e capitalisme, comme système socio-économique, est nécessairement enclin au racisme et au sexisme. Car le capitalisme doit justifier et mythifier les contradictions constitutives de ses rapports sociaux (la promesse de liberté vs. la réalité de la coercition généralisée, la promesse de prospérité vs. la réalité de la pénurie généralisée) en dénigrant la « nature » de ceux qu’il exploite : les femmes, les colonisés, les descendants d’esclaves africains, les immigrants déplacés par la mondialisation. Au cœur du capitalisme, on trouve non seulement le rapport symbiotique entre travail salarié contractualisé et asservissement, mais aussi la dialectique de l’accumulation et de la destruction des forces de travail, pour laquelle les femmes [et les racisé·e·s] ont payé le plus lourd tribut, avec leurs corps, leur travail, leurs vies. […] Si le capitalisme a été en mesure de se reproduire, c’est seulement grâce aux inégalités dont il a tissé le corps du prolétariat mondial grâce à sa capacité à mondialiser l’exploitation. Ce processus se déroule toujours sous nos yeux, comme il le fait depuis 500 ans. La différence c’est qu’aujourd’hui la résistance à ce processus est aussi parvenue à une dimension mondiale » (FEDERICI, S., Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Marseille/Genève-Paris, Éditions Senonevero/Éditions Entremonde, 2014, pp. 31-32). Voir également WALLERSTEIN, I., « Universalisme, racisme, sexisme : les tensions idéologiques du capitalisme », dans BALIBAR, É., WALLERSTEIN, I., Race, nation, classe, op. cit., pp. 42-53.
  • [35] Voir notamment HAIDER, A., Mistaken Identity, op. cit. Pour Haider, le succès et les dérives d’une forme d’identity politics dans le contexte américain contemporain peut se comprendre en partie comme l’expression (à la fois cause et effet) du recul de la critique du capitalisme depuis la fin des années 1970 : les luttes politiques radicales du passé qui, de Martin Luther King au Black Panther Party, étaient inséparablement antiracistes et anticapitalistes, auraient laissé place à un simple « poliçage du langage » (policing of our language) laissant intactes les structures d’oppression raciales et économiques, et autorisant la constitution, certes relative mais bien réelle, d’une élite capitaliste « multiraciale » qui, tout étant forcée de se « blanchir », peut mobiliser la rhétorique de la « solidarité raciale » pour couvrir sa position de classe dominante. Ce faisant, cette élite est amenée, à terme, à se détourner des luttes antiracistes, voire à se retourner contre elles – la frilosité d’Obama face au mouvement Black Lives Matter faisant office de cas d’école (ibid., pp. 18-21 ; 42). Soulignons que la critique de Haider s’inscrit explicitement dans le contexte spécifiquement états-unien, marqué par l’histoire du Mouvement pour les droits civiques et l’absence relative de mouvements ouvriers de masses d’ampleur comparable à celle de ceux qu’a connus l’Europe d’après-guerre – une absence qui était en quelque sorte compensée par l’intégration immédiate de la problématique de classe au sein des luttes antiracistes (ibid., p. 15). Il serait tout à fait fallacieux d’en tirer des leçons immédiates pour des pays comme la Belgique ou la France, où les luttes des mouvements des minorités ethno-raciales sont historiquement plus faibles et moins reconnues, y compris par les mouvements de gauche, que celles de leurs homologues outre-Atlantique. Voir par exemple la récente tribune de TALPIN, J., « La gauche française devrait-elle se détourner davantage de minorités qu’elle n’a jamais choyées ? », Libération, publié le 12 octobre 2018, URL : https://www.liberation.fr/debats/2018/10/12/la-gauche-francaise-devrait-elle-se-detourner-davantage-de-minorites-qu-elle-n-a-jamais-choyees_1684629. S’il s’agit pour Haider, dans le contexte états-unien contemporain, de relancer la lutte antiraciste en la radicalisant au contact de la lutte des classes, dans le contexte qui est le nôtre, au contraire, où les institutions issues du mouvement ouvrier réduisent encore trop souvent le racisme à une simple illusion ou diversion politique pour tromper la classe ouvrière (le racisme devenant un « faux problème », au lieu d’y voir un mécanisme déterminant objectivement les rapports de classes), il nous revient de créer les alliances qui permettront aux luttes sociales de tirer profit du potentiel de radicalisation porté par les luttes minoritaires, en particulier antiracistes et décoloniales qui, tout étant irréductibles à la lutte des classes, la concernent et l’affectent de l’intérieur, de façon essentielle.
  • [36] KERGOAT, D., op. cit, p. 118.
  • [37] RANCIÈRE, J., En quel temps vivons-­nous ? Paris, La Fabrique, 2017, pp. 35-36.
  • [38] KHIARI, S., « Nous avons besoin d’une stratégie décoloniale », dans BOGGIO ÉWANJÉ-ÉPÉE, F., MAGLIANI-BELKACEM, S. (coord.), Race et capitalisme, op. cit., p. 169.
  • [39] Ibid., p. 24.
  • [40] Ibid., p. 27.
  • [41] Ibid., p. 23.
  • [42] Ibid., p. 20
  • [43] Ibid., p. 22.
  • [44] Outre la convergence « rouge-brune » (anticapitalisme-racisme) déjà mentionnée, on peut mentionner la convergence « fémonationaliste » (féminisme-racisme) (cf. BRUSCHI, F., « Pour une contre-convergence des luttes face au fémonationalisme », op. cit.) – ces deux convergences mortifères pouvant d’ailleurs à leur tour converger entre elles contre leur grand ennemi commun : les racisé·e·s. C’est cette double convergence avérée qui est à la base de ma conviction que le racisme occupe le nœud de la contradiction dominante actuelle, et que c’est par conséquent la lutte antiraciste qui est en position d’incarner le « tout du monde », à partir d’où les luttes anticapitalistes et féministes ont à repenser leur projet d’émancipation, pour en reconquérir la radicalité.