La pédagogie des opprimés de Freire, un projet radical pour l’éducation permanente

Pédagogue de Freire et éducation permanente

Comment les acteurs de l’éducation permanente, désireux de promouvoir l’émancipation sociale, peuvent-ils faire face aux multiples oppressions auxquelles sont confrontés les publics de leurs activités ? Cette analyse défend que la pédagogie des opprimés de Paulo Freire, aujourd’hui peu connue dans l’espace francophone, propose une conception pertinente de l’émancipation et une méthode de conscientisation utile pour la lutte contre toute forme d’oppression.

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Introduction

Dans le cadre de leurs activités visant l’émancipation sociale, les acteurs de l’éducation permanente sont souvent confrontés à deux écueils opposés mais corrélés : la tendance à se limiter à créer des espaces de participation pour leurs publics et la tendance à apprendre à ces publics ce qu’ils doivent faire pour s’émanciper. La première tendance fait de la participation le moyen et le but de l’éducation permanente, sans s’interroger nécessairement sur la portée transformatrice du processus ; tandis que dans la deuxième tendance – qu’on peut identifier comme celle du « leader révolutionnaire » classique – la conscience est apportée aux opprimés de l’extérieur sans qu’il y ait de réflexion sur les enjeux de capacitation du public.

Souhaitant contribuer à la constitution d’un savoir stratégique à même de surmonter ces deux écueils, cette analyse défend l’intérêt du processus de conscientisation tel que théorisé par Paulo Freire dans son livre Pédagogie des opprimés[1]. Force est de constater que la pédagogie des opprimés du brésilien Paulo Freire est aujourd’hui globalement peu connue en Belgique francophone[2]. Plus exactement, si Freire est souvent cité comme une « référence » pour l’éducation populaire, la réception de ses travaux est assez partielle : on connait de lui sa critique de la pédagogie bancaire ou sa méthode d’alphabétisation, desquelles sont empruntées des pratiques éducatives plus « horizontales » entre l’enseignant et l’enseigné. La dimension éminemment radicale de se pédagogie se trouve alors souvent diluée dans des injonctions éducatives vagues (comme celle de la participation du public), de telle sorte que la notion même d’émancipation, dans ces usages, peut s’éloigner assez fortement de la manière dont Freire l’envisageait : le développement d’une théorie de l’action dialogique en vue du dépassement de toutes formes d’oppression.

Il est d’abord nécessaire de dire quelques mots sur le contexte social du travail de Freire. C’est à la suite d’une longue expérience de cours d’alphabétisation dans les favelas de Recife, dans le Nord du Brésil, que Freire consolide sa méthode éducative dans les années 1960. Cette région extrêmement pauvre, où l’insécurité alimentaire – que Freire connaitra d’ailleurs lui-même – domine, compte plus de 15 millions d’analphabètes sur une population de 25 millions[3]. Alors que le système scolaire est presque inexistant, Freire contribue à la mise en place de plusieurs mouvements d’éducation populaire et fonde une méthode d’alphabétisation qui sera adoptée officiellement par le gouvernement travailliste de Joao Goulart. Suite au coup d’État de 1964, Freire, considéré comme un dangereux pédagogue, est détenu en prison puis exilé au Chili. C’est durant son exil, en 1968, qu’il écrit Pédagogie des opprimés et qu’il y perfectionne sa méthode de conscientisation.

C’est dans ce contexte que les réflexions de Freire émergent de l’articulation entre pédagogie et théorie de l’oppression. Freire analyse l’éducation traditionnelle (ce qu’il appelle l’éducation bancaire) comme étant un instrument d’oppression. Comme le résume bien Burawoy, « ce modèle pédagogique, selon lequel le savoir est déversé dans l’esprit des élèves considérés comme des objets, unit enseignants et élèves dans une relation unidirectionnelle d’autorité, ce qui inhibe toute créativité, promeut l’adaptation, isole la conscience, supprime tout contexte, nourrit le fatalisme, mythifie et naturalise la domination »[4]. Selon Freire, une pédagogie critique pour les opprimés se définit donc en opposition au principe d’adaptation qui signifie fondamentalement s’adapter à une société injuste et s’en accommoder. Pour cette raison, la visée émancipatrice de sa pédagogie n’est ni une démocratisation de l’accès à la culture légitime, ni une vénération de l’autonomie des classes populaires, ni même une pédagogie « alternative » ou « active » qui, comme l’ont notamment remarqué Bourdieu et Passeron, tend à occulter les rapports de classes qui traversent le champ de l’éducation[5]. Dans les deux premiers cas, l’émancipation consiste à lutter pour une meilleure inclusion dans une société divisée en classes, alors que dans le dernier, l’émancipation se centre sur le développement personnel des individus tout en maintenant intactes, voire en dissimulant, les inégalités.

Pour développer sa pédagogie critique, nous présenterons d’abord ce que signifie pour Freire être opprimé ; ensuite, le rôle des éducateurs et la relation dialogique ; et enfin le processus de conscientisation. Précisons également que si Freire utilise le terme d’éducateur, s’adressant surtout à des enseignants en alphabétisation, il est tout à fait généralisable à quiconque est engagé dans une pratique d’animation, de formation ou de recherche. Cette analyse vise donc à proposer une meilleure compréhension de sa pensée comme un préalable à un questionnement de l’utilisation de sa pédagogie dans un régime du capitalisme avancé comme en Belgique, au sein duquel l’éducation permanente constitue un pan institutionnalisé de la société civile.

Le caractère dual de l’être opprimé et ses implications

Pour s’engager dans une action libératrice, il faut avant tout comprendre comment l’oppression agit sur les individus. Selon Freire, les opprimés sont caractérisés par une « dualité existentielle »[6] : ils sont à la fois eux-mêmes – en tant qu’opprimé – et l’oppresseur. L’oppression existe à « l’intérieur » de l’individu par un processus d’intériorisation des structures oppressives. Autrement dit, les opprimés ont à la fois conscience d’être opprimés et ils « accueillent » en eux l’oppresseur et sa réalité aliénante. De cette structure duale de la domination résulte une contradiction majeure pour le projet d’émancipation sociale : les opprimés, tant qu’ils n’ont pas développé une conscience critique de leur situation, vont adopter des attitudes d’adhésion et de connivence avec le monde des oppresseurs. Cela ne veut pas dire, insiste Freire, que les opprimés ne peuvent pas comprendre qu’ils sont opprimés, mais que leur immersion dans la réalité oppressive, plus ou moins forte selon le contexte social, est un obstacle à leur libération : ils ne peuvent se penser en tant qu’êtres humains indépendamment de ce que les oppresseurs ont fait d’eux. La relation de dépendance matérielle entre l’oppresseur et l’opprimé dans le monde s’incarne également dans une dépendance subjective qui engendre le « tragique dilemme » des opprimés :

[Les opprimés] sont eux-mêmes et en même temps ils sont l’autre, projeté en eux comme conscience opprimante. Leur lutte devient un dilemme entre être eux-mêmes ou être divisés ; entre expulser ou accueillir l’oppresseur à « l’intérieur » d’eux-mêmes ; entre se désaliéner ou rester aliénés (…)[7]

Freire constate au moins deux types d’attitudes qui résultent de cette immersion des consciences dans la réalité oppressive. Premièrement, pour les opprimés, sortir de la situation d’oppression va spontanément signifier devenir soi-même un oppresseur. Alors que Freire prend l’exemple des paysans qui promeuvent la réforme agraire non pour une libération collective mais pour devenir eux-mêmes propriétaires et patrons de nouveaux employés, il suffit de regarder les formes d’oppressions actuelles pour saisir toute la force de l’observation de Freire : pour ne plus être un pauvre opprimé, devenir riche (et donc adhérer – même passivement – à la structure inégalitaire) ; pour ne plus être un noir opprimé, devenir un noir oppresseur (et donc adhérer aux logiques de promotion dans une société raciste) ; pour ne plus être une femme opprimée, devenir une femme oppresseur-e (et donc agir en mimétisme de la domination masculine). Des auteures ont dénoncé pour les mêmes raisons la vision du monde que propose le féminisme libéral en tant qu’ « égalité des chances de dominer » [8]:

Les gens, au nom du féminisme, devraient être reconnaissants que ce soit une femme, et non un homme, qui démantèle leur syndicat, ordonne à un drone de tuer leur parent ou enferme leur enfant dans une cage à la frontière (…)

S’employant à permettre à une poignée de femmes privilégiées de gravir les échelons au sein de l’entreprise et les grades au sein de l’armée, [le féminisme libéral] propose une vision de l’égalité indexée sur les lois du marché (…) Plutôt que d’aspirer à abolir la hiérarchie sociale, il vise à la « diversifier », en « permettant » à des femmes « talentueuses » d’atteindre le sommet[9].

Ainsi, c’est une vision individualiste et méritocratique de la libération des femmes qui est promue dans ce type de féminisme, vision dans laquelle la situation d’oppression reste inchangée. Tout au mieux, elle permet à certaines femmes d’externaliser les oppressions de genre sur d’autres femmes opprimées. Freire constate que ce type d’attitude est alimenté par une forme d’attirance, presque « magique », pour le mode de vie des oppresseurs :

Il y a par ailleurs, à un certain moment de l’expérience existentielle des opprimés, une irrésistible attirance à l’égard de l’oppresseur, de son genre de vie. Accéder à ce genre de vie constitue une puissante aspiration. Dans leur aliénation les opprimés veulent à tout prix être semblables à l’oppresseur, l’imiter, le suivre. Cela s’observe surtout chez les opprimés de la « classe moyenne », dont le désir est de s’égaler aux « Messieurs » de la classe dite « supérieure »[10].

De la même manière, tant que l’oppresseur n’est pas distinctement identifié, les opprimés vont avoir tendance à s’attaquer à l’oppresseur qui est « installé » chez les autres opprimés. L’ordre social au service de l’oppression provoque brutalité et frustration qui vont s’extérioriser à travers une violence horizontale des opprimés vis-à-vis de leurs « compagnons d’infortune ». Par conséquence, à nouveau, ils deviennent eux aussi des oppresseurs. C’est un constat partagé avec Fanon, que Freire cite : « L’opprimé ne cesse de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matin. Cette agressivité accumulée dans ses muscles, l’opprimé la manifestera d’abord contre le siens… »[11].

Deuxièmement, en l’absence de perspective libératrice ou de projet alternatif, les opprimés baignent dans le fatalisme et la peur : l’oppression peut être assez bien objectivée, mais les opprimés ne parviennent pas à s’y opposer. L’oppression est alors naturalisée, vue comme une loi du destin ou l’expression d’une volonté divine. Pour autant, il faut se garder de voir ces attitudes de défection et de passivité comme une caractéristique immuable du rapport qu’ont les opprimés au monde et à leur capacité d’agir :

(…) tant qu’ils ne parviennent pas à localiser concrètement l’oppresseur et tant qu’ils n’acquièrent pas leur propre « conscience », ils adoptent des attitudes fatalistes devant la situation concrète d’oppression dans laquelle ils sont plongés. Parfois ce fatalisme donne l’impression, en première analyse, que la docilité est un trait naturel de leur caractère, ce qui est une erreur. Le fatalisme, qui se traduit par la docilité, est le fruit d’une situation historique et sociologique et non une caractéristique essentielle du peuple[12].

En outre, la peur du changement, résultat de la situation concrète d’oppression et de la dépendance mutuelle, est d’autant plus forte que les opprimés ont tendance à s’auto-dévaluer : ils se regardent comme les oppresseurs les voient, c’est-à-dire comme des êtres de moins grande valeur, indignes, au-dessous des oppresseurs, des citoyens de « seconde zone ». Ils respectent la hiérarchie car ils n’ont pas confiance dans leur capacité à se libérer.

Mais prendre conscience de l’oppression n’est pas suffisant. Pire, sans plan d’attaque, la réalité oppressive objectivée a pour conséquence de créer des individus névrosés. À l’opposé de toutes formes de délivrance individuelle libérales plus que libératrices, Freire invite à se lancer dans la constitution d’une praxis, une action politique qui se bâtit sur le savoir émergeant des consciences opprimées. Elle vise, contre l’immersion des consciences dans la réalité de l’oppresseur, l’insertion critique des individus, une objectivation critique de la situation qui permet, simultanément, d’agir sur elle.

Les éducateurs et la relation dialogique

Selon Freire, c’est le rôle des éducateurs, dotés d’une pédagogie révolutionnaire, de « sortir » l’oppresseur de la conscience des opprimés. Comment construire cette praxis libératrice ? Les éducateurs ne peuvent utiliser des méthodes pédagogiques et des préconceptions issues du monde de l’oppresseur, celles-là mêmes que l’oppresseur utilise au service de l’ordre établi. Ces méthodes sont issues d’une conception méprisante des opprimés : ils sont réduits à des objets qui doivent être « remplis » de la conscience vraie de leur situation, conscience qu’ils ne possèdent pas. Freire prend l’exemple des « leaders révolutionnaires », un type particulier d’éducateur qui a tendance à utiliser des méthodes comme le dirigisme, la propagande ou la manipulation. Parce qu’ils ont tendance à considérer le peuple comme l’objet de leur combat, ils utilisent des « slogans » qu’il faut faire rentrer dans la tête des gens, de sorte que le raisonnement devient automatique et le monologue autoritaire.

De plus, les leaders révolutionnaires ne peuvent agir pour la libération des opprimés s’ils se considèrent comme des êtres supérieurs. Ils ne sont pas des détenteurs du savoir révolutionnaire face à un peuple ignorant. Pour sortir de cette posture de détenteur du savoir qui imprègne la conscience du peuple, il faut qu’ils se demandent d’où vient leur connaissance critique, à la façon d’une socioanalyse :

Il est nécessaire que les leaders révolutionnaires découvrent cette vérité : que leur conviction de la nécessité de la lutte, qui constitue une dimension indispensable du savoir révolutionnaire, ne leur a été inculquée par personne. Ils l’ont acquise par un mouvement global de réflexion et d’action. C’est une insertion lucide dans la réalité, dans le contexte historique, qui les a amenés à la critique de cette situation elle-même et au désir de la transformer[13].

S’ils n’ont pas acquis leur conscience révolutionnaire d’un maître mais de leur insertion critique dans le monde, alors ils n’ont pas à affirmer ce que les opprimés devraient penser de leur situation d’oppression, mais  doivent rentrer en dialogue avec eux. Le concept de dialogue est central dans la pédagogie politique de Freire. L’action dialogique est une exigence indispensable du savoir émancipateur et d’une pédagogie de l’humanisation. À l’inverse de la conception bancaire de l’éducation, dans laquelle les individus sont des « récipients » du savoir préparé à l’avance par l’éducateur, la conception dialogique repose sur le pouvoir créateur de ces derniers. Autrement dit, alors que l’éducation bancaire ne tient pas compte des conceptions du monde que les individus développent par le fait même d’en faire partie, la pratique dialogique considère ces conceptions comme étant au cœur de l’apprentissage mutuel. D’où cette phrase de Freire, assez connue : « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde »[14]. L’éducateur, devenu « éducateur-élève », dialogue avec l’élève, devenu « élève-éducateur », et la connaissance émerge de ce processus pour les deux parties. Ce n’est pas que Freire supprime toute distinction entre l’éducateur et l’élève. Au contraire, Freire considère que les intellectuels, au sens large, ont un rôle spécifique à jouer dans la transformation du monde, à commencer par celui de créer des espaces cognitifs permettant le développement d’une praxis. Il faut plutôt comprendre cette notion « d’éducateur-élève » comme une posture dans laquelle l’éducateur, prenant au sérieux les conceptions des élèves, reconsidère continuellement ses propres conceptions durant le moment d’apprentissage. En outre, ce processus communicationnel rompt avec la « culture du silence » qui caractérise également les instruments de l’oppression. Réduits au silence, car habitués à se soumettre, les opprimés doivent retrouver confiance, grâce au dialogue, dans leur capacité à penser et à parler.

La pédagogie de Freire est fondamentalement humaniste : entrer en dialogue suppose l’égalité entre les éducateurs et les opprimés et une relation fondée sur l’humilité et le partage mutuel de la connaissance :

Comment puis-je dialoguer si je fais partie d’un « ghetto » de purs, maîtres de la vérité et du savoir, pour qui tous ceux qui sont en dehors sont « ces gens-là » ou des « inférieurs de la connaissance » ?

Comment puis-je dialoguer si je pars du principe que dire le monde est une tâche réservée à des hommes choisis, et que la présence des masses dans l’histoire est le signe d’une détérioration que je dois éviter ?[15]

De plus, seule la communication véritablement dialogique permet d’éviter les deux écueils fréquents chez les leaders révolutionnaires : l’activisme et l’intellectualisme. D’un côté, l’action devient pur activisme lorsque le savoir qu’elle produit ne fait pas l’objet d’une réflexion critique et n’est pas articulé aux niveaux de la conscience opprimée. De l’autre côté, l’effort de réflexion n’est pas un jeu divertissant pour les intellectuels. La réflexion doit naître de la pratique et conduire à la pratique: « Il faut éviter de tomber soit dans l’action pour l’action, soit dans un dilettantisme de paroles vides – jeu intellectuel – qui, n’étant pas une réflexion véritable, ne conduit pas à l’action. Les deux pôles, action et réflexion, doivent former un ensemble dont il ne faut pas séparer les éléments[16] ». N’oublions pas que pour Freire, ces considérations théoriques sont directement liées à la praxis : pour sortir de l’oppression, les opprimés doivent être convaincus de la nécessité de leur libération. Mais pour qu’ils en soient convaincus, il faut que la démarche pédagogique les place comme sujet de l’histoire et que les éducateurs partent de leur conscience réelle pour développer une action émancipatrice qui fait sens.

Le processus de conscientisation

L’objectif de la conscientisation est d’amener les individus à voir leur situation d’oppression comme un problème à résoudre. Pour cela, ils doivent en venir à percevoir le monde non comme une réalité statique mais comme une réalité en transformation constante, contingente. Dès lors, l’effort de connaissance critique des obstacles à la libération et la prise de conscience des rapports sociaux d’oppression aboutissent à une action émancipatrice. C’est ce qui différencie la conscientisation de formes de sensibilisation comme on peut habituellement les envisager.

Pour rappel, si Freire a développé la démarche de conscientisation à partir de son travail dans les cours d’alphabétisation, nous la considérons comme transposable à toute situation problématique de vie et à toute situation de formation et d’action pédagogique au sens large, comme celles que  promeut l’éducation permanente. Au-delà de la relation éducateur/élève, qui est généralisable, donc, à toute relation entre formateur/chercheur/animateur et le public de l’activité, chaque individu est amené à développer une attitude de chercheur critique dans les trois étapes principales du processus de conscientisation. Elles prennent place dans ce que Freire a nommé les « cercles de culture », des petits groupes de personnes animés par un « éducateur-élève ». Dans la première étape, l’éducateur et le peuple travaillent ensemble à définir le contenu du programme de l’éducation :

Nous croyons que c’est à partir de la situation présente, existentielle, concrète, reflétant l’ensemble des aspirations du peuple que nous pourrons organiser un programme d’éducation ou d’action politique.

Ce que nous devons faire, à la vérité, c’est proposer au peuple, par le biais de certaines contradictions essentielles, sa situation présente comme un problème qui le met au défi et donc exige de lui une réponse non seulement au niveau intellectuel, mais à celui de l’action.

Nous ne devons jamais disserter sur la situation ni déposer en lui ce qui n’a rien à voir avec ses désirs, ses doutes, ses espérances, ses craintes. De tels « dépôts », souvent, augmentent en fait ses craintes qui sont des craintes de conscience opprimée.[17]

Pour cela, on travaille à partir de l’univers thématique du peuple. Les thèmes des individus correspondent à leur représentation concrète des idées, des valeurs, des conceptions, des espérances et des obstacles qui caractérisent une société et une époque donnée. La recherche de ces thèmes dits générateurs, car susceptibles d’ouvrir sur d’autres thèmes, se fait en relation dialectique avec des thèmes contraires, antagonistes, afin qu’aucun thème ne paraisse isolé ou figé mais comme intégré dans une réalité historique. À partir de cela, il est possible d’identifier les « situations limites » qui sont les forces contraignantes. Il s’agit donc d’une première phase de définition de la réalité oppressive : quel est le problème auquel nous sommes confrontés ?

Dans la deuxième étape, on se demande : pourquoi sommes-nous confrontés à ce problème ? Comment expliquer cette situation ? On rentre cette fois dans une réflexion plus approfondie sur les thèmes-générateurs et les « situations limites ». À ce stade, ce qu’il manque aux opprimés, après avoir identifié les forces contraignantes, c’est une compréhension critique de la « totalité » de leur situation. Ils perçoivent la réalité par petits morceaux, par ce qu’ils peuvent saisir de leur immersion immédiate dans le monde, mais ils n’ont pas encore réussi à articuler ces différentes expériences de la détermination d’ensemble, c’est-à-dire comme étant toutes liées à une réalité totalisante. Ce travail nécessite de dépasser ce qui peut paraitre à première vue comme un monde brumeux, difficilement discernable. Pour cela, il faut mettre continument en relation ces deux échelles de réalité que sont le concret immédiat et l’abstrait de la totalité du monde. Dans un procédé de «  « décodage »  de la situation »[18], l’éducateur enclenche un mouvement itératif entre l’abstrait et le concret, des parties au tout et du tout aux parties, de telle sorte que progressivement la réalité totale ne paraisse plus obscure ni abstraite.

Enfin, dans la troisième étape, la situation objective devient un « défi auquel les hommes doivent répondre »[19]. On se demande : que faire ? Quelles sont les possibilités d’intervention ? Il existe à présent une connaissance nouvelle, approfondie, non seulement des thèmes-générateurs mais également de la conscience que les opprimés ont de leur position dans le monde. Ils parviennent à saisir les raisons de leurs besoins ainsi que les raisons d’être des obstacles. Ils s’interrogent sur leur rapport aux situations-limites et leur puissance d’agir :

(…) ce ne sont pas les « situations limites » en elles-mêmes qui engendrent un climat de désespoir, mais la perception que les hommes en ont, à un moment historique donné, comme un frein, comme quelque chose qu’ils ne peuvent dépasser. Au moment où la perception critique apparaît, au cœur de l’action, se développe un climat d’espérance et de confiance qui incite les hommes à s’employer au dépassement des « situations limites ».

Il est donc essentiel de s’assurer que les opprimés aient pris confiance dans leur capacité à affronter des problèmes. Ils doivent être certains que l’histoire est inachevée, et qu’ils sont capables de transformer la manière dont la société capitaliste se transforme en vue de l’infléchir. Le programme d’action politico-pédagogique peut alors s’élaborer avec pour but ultime le plus-être et la solidarité des existences. Chez Freire, l’oppression agit comme un acte de déshumanisation (moins-être), non seulement en raison de la domination qu’elle exerce sur les conditions de vie, mais aussi en ce qu’elle fait des opprimés des objets inertes de l’histoire. Dans la lutte pour la ré-humanisation, pour  le plus-être, à l’inverse, les hommes luttent contre les formes d’oppression et s’approprient en même temps la dynamique de l’histoire : « l’éducation conscientisante part précisément du caractère historique des hommes et les reconnaît comme des êtres en devenir, comme des êtres inachevés, non accomplis, dans et avec une réalité qui, étant également historique, est également inachevée »[20]. De plus, être solidaire de cette lutte suppose une « attitude radicale » : il ne s’agit pas de se considérer comme libérateur des opprimés, ni de faire preuve d’assistance ou de paternalisme, mais de s’engager avec eux, de se rapprocher de leur situation sociale et de maintenir les conditions du dialogue contre tout écueil d’endoctrinement.

Conclusion

Freire a lui-même insisté pour que sa pédagogie soit réinventée et augmentée selon ses contextes d’usage. Il lui a par exemple été reproché de ne pas tenir compte de différents types d’oppression, de race ou de genre notamment, en réduisant son analyse à l’oppression de classe. Il faut se souvenir que sa théorie doit beaucoup au contexte dans lequel il l’a écrite : l’état de privation et de grande pauvreté des populations brésiliennes résultait d’une oppression totalisante, qui englobait la situation de vie de l’opprimé. Parler de l’oppression, au singulier, avait donc un sens[21]. Il ne tient qu’à nous d’enrichir le concept d’oppression/d’opprimé selon la consubstantialité des rapports de pouvoir contemporain. Car nous pensons que ses travaux sont une sérieuse contribution à tout projet d’émancipation sociale et qu’ils méritent davantage d’être connus. Pour ne reprendre qu’un seul exemple, le concept et la démarche de conscientisation nous semble ainsi d’une grande actualité. Alors que l’idéologie néolibérale semble s’immiscer de plus en plus dans les divers aspects de la vie quotidienne, la conscientisation peut être considérée comme une pièce essentielle de la construction permanente d’une hégémonie populaire. En considérant que la parole des opprimés est le point de départ radical de la libération, et que les éducateurs doivent s’imprégner de la réalité de leur quotidien, la méthode de conscientisation permet une compréhension poussée des modes de domination et de la violence structurelle à partir des préoccupations directes des opprimés. Aujourd’hui, la pédagogie de Freire subit de nombreuses attaques par le gouvernement brésilien d’extrême-droite de Jair Bolsonaro, révélant ce que Freire disait déjà à son époque : « Aucun « ordre » oppressif ne supporterait que tous les opprimés se mettent à dire « pourquoi ? » »[22]. L’optimisme de Freire sur la recherche d’humanisation des opprimés est une arme réjouissante contre le marasme ambiant.

  • [1] La première publication du livre date de 1970, il sort quatre ans plus tard en français. Freire, P., La pédagogie des opprimés, Editions Maspero, Paris, 1974.
  • [2] Il semblerait  que Freire ait subi une forme d’omerta après le succès qui a suivi la parution de La pédagogie des opprimés en français. Il n’est d’ailleurs pas facile de se procurer ses publications, soit parce que leur édition est ancienne et difficile à trouver, soit parce qu’elles n’ont pas fait l’objet d’une traduction. Pour voir la bibliographie francophone de Freire : https://www.questionsdeclasses.org/Bibliographie-francaise-de-Paulo-Freire-mise-a-jour. Mais il existe aujourd’hui un regain d’intérêt pour son œuvre. Le CIEP lui a notammentconsacré dernièrement un dossier dans le n°98 de L’esperluette (2018), consultable ici : http://ciep.be/images/publications/esperluette/2018/Esper98.pdf.
  • [3] « Présentation », In  Freire, P., op. cit.
  • [4] Burawoy, M., « La pédagogie des opprimés : Freire rencontre Bourdieu » In Conversations avec Bourdieu, pp. 159-160, Editions Amsterdam, Paris, 2019.
  • [5] Ces types de pédagogie, selon Bourdieu et Passeron, ignorent leur contribution à la reproduction de la domination de classe, car elles nient simplement le rôle de l’éducation dans cette domination. Voir Burawoy, M., Op cit.
  • [6] Freire, P., Op. Cit., p.40.
  • [7] Ibid,. p.26
  • [8] Arruzza, C., Bhattacharya T., Fraser, N., Féminisme pour les 99%. Un manifeste, p.13, La Découverte, Paris, 2019.
  • [9] Ibid., p.25-26
  • [10] Freire, P., Op. cit., p.41
  • [11] Ibid.
  • [12] Ibid., p.40-41
  • [13] Ibid., p.46
  • [14] Ibid., p.62
  • [15] Ibid., p.74
  • [16] Ibid., p.45
  • [17] Ibid., p.81
  • [18] Ibid., p.92
  • [19] Ibid., p.93
  • [20] Ibid., p. 66
  • [21] Il est à ce titre intéressant de noter à la suite de Scocuglia et Régnier que dans le titre original du livre Pedagogia do oprimido, il s’agit de l’opprimé, au singulier, mais que dans la traduction française il devient la pédagogie des opprimés. Scocuglia A. et Régnier, J.-C., « Origines et évolutions de la pensée politico-pédagogique de Paulo Freire », Eres, n°26, pp. 103-108, 2007
  • [22] Voir à ce sujet « Endoctrinement et neutralité en éducation », Les cahiers de pédagogie radicale, dossier thématique n°2, juin 2019. Disponible en ligne :  https://pedaradicale.hypotheses.org/2542