Intersectionnalité et genre face aux inégalités numériques - Repères critiques à destination de l’Éducation permanente

Genre numérique

Envisagée facteur par facteur, l’inégalité numérique – la désormais fameuse « fracture » – semble montrer que les inégalités de genre tendent à se résorber dans la société de l’information contemporaine, en Europe et en Belgique plus spécifiquement. A contrario, une analyse plus spécifique envisageant ces dernières d’un point de vue plus holistique montrera que les femmes sont, face à l’informatique, à la croisée d’une multiplicité de processus discriminatoires qui continuent à diviser en profondeur la société numérique et qu’il importe de maintenir une réflexion importante sur les dispositifs à mettre en place pour intégrer les incidences de ces derniers dans la lutte contre la fracture numérique.

Cette analyse montre l’apport des concepts d’intersectionnalité, de multifactiorialité ou encore de domination symbolique pour penser ces disparités sociales, pour une approche féministe de la fracture numérique et pour réfléchir les implications de ces enjeux pour le secteur de l’éducation permanente.

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FRACTURES OU INÉGALITÉS NUMÉRIQUES ? : UN ÉTAT DES LIEUX

Le débat sur l’existence, l’efficience ou la réalité d’un paradigme tel que « la société de l’information »[1] indique que, depuis plus de 40 années, on interroge l’impact du développement des outils numériques et des technologies de l’information sur la société en termes de nouveaux possibles techniques bien sûr, mais également dans les incidences fondamentales qu’un tel essor a sur la vie économique, sociale, culturelle et politique des sociétés contemporaines. C’est dans ce contexte qu’apparaît très vite le vocabulaire de « fracture » ou « fossé » numérique, portant à l’existence linguistique la réalité d’une division sociale palpable au sein même de ce nouveau paradigme : entre les individus ou ensembles sociaux qui sont – ou se sentent – bien intégrés à cette société de l’information, et ceux qui ne le sont pas, ou ne s’y sentent pas. Considérant la liberté essentielle de chaque individu à choisir son positionnement face aux divers progrès techniques, la fracture numérique devient surtout problématique quand elle constitue un frein à l’émancipation des citoyens, quand elle est génératrice de discriminations, ou quand elle s’inscrit, s’arrime, voire double les inégalités sociales déjà prégnantes dans la société contemporaine. On parlera alors, plutôt, d’inégalités numériques, marquant par-là la dimension de justice sociale importante que charrie l’usage des TIC. Ces questions font l’objet de préoccupations gouvernementales importantes en Europe, et par voie de fait en Belgique, où le développement numérique se lie à des prospectives économiques importantes : « Le numérique constitue un facteur déterminant pour la compétitivité de notre économie et un gisement de croissance considérable. Les TIC contribuent dans une large mesure à cette croissance par l’effet d’entrainement qu’elles produisent sur l’ensemble des secteurs de l’économie », nous dit donc Jean-Marc Delporte en introduction du Baromètre de la société de l’information de 2016, publié par le SPF-Économie belge. Il y a donc lieu, comme acteur de l’éducation permanente et dans une perspective de lutte contre les inégalités, de s’interroger sur les inégalités numériques en Belgique, eu égard aux enjeux importants qui se polarisent autour de la sphère numérique. Plus spécifiquement, il y a lieu de faire de ce domaine l’objet d’une critique efficace, capable d’offrir les outils conceptuels nécessaires à un travail social et émancipatoire informé, juste et adapté aux réalités sociales auxquelles il se mesure, sans quoi le développement numérique de la société risque de s’inscrire définitivement dans une logique économique faisant fi des implications sociales majeures qui y sont, pourtant, inscrites.

Il ne nous est pas utile, ici, de dresser le portrait complet de tous les aspects définissant la fracture numérique : en effet, par la multiplicité de ses dimensions, il appert qu’il importe surtout de comprendre la logique générale des discriminations numériques. Basiquement, et suivant le distinguo opéré par Brotcorne et [2], il existe une fracture numérique au premier degré, concernant l’accès aux outils TIC et la maîtrise technique des technologies et logiciels, et une fracture au second degré, concernant quant à elle les problématiques liées à l’usage, la mobilisation des informations, et les compétences informationnelles et stratégiques impliquées par l’usage d’outils numériques. Suivant que l’on considère l’un ou l’autre degré, les inégalités varient, mais dans les deux cas de figure, les facteurs explicatifs les plus discriminants demeurent le niveau de revenu, le niveau d’éducation et l’âge. Dans le cas de la fracture au premier degré, les dispositifs mis en place par l’État belge sont relativement efficaces, et on observe, à titre d’exemple, que l’accès à internet a nettement progressé sur la dernière décennie : on passe de 26% des ménages ne disposant pas de connexion à internet en 2010 à 13% des ménages n’ayant jamais eu d’accès personnel en 2016 [3], soit une progression de moitié. Néanmoins, considérant ce niveau, pour les femmes âgées, les ménages monoparentaux et les femmes au chômage, l’accès aux TIC demeure plus difficile. Les inégalités peuvent, en revanche, être plus marquées quand on considère le second degré, en particulier si l’on s’intéresse, comme c’est notre cas, au facteur du genre (même si d’autres facteurs sont pertinents à considérer). À titre d’exemple, toujours suivant le baromètre de la société de l’information 2016 du SPF Economie, si les femmes sont mieux représentées, pour les « e-skills », dans les catégories « faibles compétences » et « compétences de base », un écart homme-femme important existe dans la catégorie « compétences plus avancées » : 34,7% pour les hommes contre 27,6% pour les femmes. Une autre exemplification de ce phénomène, nous aurons à y revenir, est la proportion très inférieure de femmes dans les professions de spécialistes des TIC : alors que les femmes représentent 46,6% de l’emploi total en Belgique, il n’y a que 16,4% de femmes spécialistes des TIC (ce type d’emploi représente 25,3% des professions en Belgique).

Il importe, face aux statistiques, de bien mesurer qu’un écart entre deux sous-groupes n’implique pas nécessairement une inégalité. Comme le disent Brotcorne et Valenduc, « observer des écarts sur ces aspects entre sous-groupes de la population n’induit pas en effet de facto que ceux-ci revêtent un caractère inégalitaire ; certains renvoient à une simple diversité des comportements »[4]. Bien plus, des disparités sur certains facteurs n’impliquent pas nécessairement des inégalités systémiques. En revanche, on peut aisément constater que, croisé à d’autres facteurs, le genre induit une inégalité face au numérique, mais un cadre d’analyse spécifique est requis pour en analyser la nature. Or, il s’agit là d’un des enjeux les plus importants dans les études de genre et pour le féminisme contemporain : ce qui fait émerger un phénomène comme inégalitaire tient, très souvent, d’une considération de la multiplicité des facteurs discriminants et de leur interaction, et cette considération requiert des concepts adaptés à son établissement. C’est dans cette perspective que l’intersectionnalité et la mutlifactorialité des discriminations prennent leur sens. En effet, très souvent, les citoyens les plus discriminés le sont parce qu’ils sont à l’intersection de différents systèmes oppressifs, et que de nombreux facteurs de discrimination les touchent directement. Il en va de même pour une approche des inégalités numériques : certaines disparités dans l’accès ou l’usage des TIC ne reflètent pas une logique inégalitaire, mais l’inscription de ces dernières dans une considération plus holistique – « intersectionnelle » – met en valeur des inégalités structurelles importantes. C’est donc ce qu’on appelle communément l’intersectionnalité des discriminations, et il semble de plus en plus évident que cette approche multi-factorielle est indispensable à une lutte opérante contre les inégalités, même s’il est important de ne pas en tirer une forme de « cumulisme » distinctif : plusieurs discriminations ne rendent pas nécessairement « plus grave » une situation (qu’on opposerait à des situations moins graves de discrimination unique), mais une considération de cette multiplicité permet d’orienter différemment le travail à réaliser.

INTERSECTIONNALITÉ DES DISCRIMINATIONS : DES DIFFICULTÉS QUI SE RENFORCENT

Le concept d’« intersectionnalité », hautement polémique dès son origine [5], est traditionnellement rapporté au black feminism, et plus spécifiquement à Kimberlé Crenshaw, juriste américaine qui, à l’occasion d’un article en 1989 [6], montrait que l’approche des situations de discriminations (envers les femmes noires) faisant l’objet de plaintes était, en résumé, réduite à diviser la source discriminatoire, soit selon le genre, soit selon la race. Or, cette approche juridique traditionnelle rendait invisible des situations où la discrimination n’était pas vécue parce que la personne était une femme, ou parce que la personne était noire, mais bien parce qu’en tant que femme noire, elle présentait un agencement complexe qui peinait à être valorisé comme tel dans le cadre juridique américain. Le terme d’intersectionnalité y désigne, alors, cette situation d’intersection où plusieurs facteurs discriminatoires se croisent, et ne peuvent être traités séparément. Il s’agit d’une forme de bouleversement sociologique pour les études culturelles, féministes, de genre, subalternes, etc. S’y joue, en effet, la possibilité de thématiser les dominations et les discriminations d’un point de vue multifactoriel, ce qui permet de mettre à jour un ensemble de groupes sociaux discriminés et/ou oppressés, jusque-là difficilement représentables. L’intersectionnalité constitue donc une approche opérationnelle, permettant de circonscrire des oppressions issues d’une combinaison de marginalisations qui, considérées ensemble, produisent des situations uniques, substantiellement différentes de toute forme de discrimination individuelle. Le concept, dont les frontières sont encore floues et qui fait l’objet de mises en application très plurielles, a donné lieu à toutes sortes d’analyses qui traitent à nouveaux frais des situations inégalitaires ou discriminatoires, et tend largement à s’apparenter aux démarches se réclamant de la « convergence des luttes », dont de multiples mouvements sociaux sont friands. L’intérêt, dans notre perspective, est que l’intersectionnalité permet de réfléchir les inégalités matérielles, d’accès ou de capacités à nouveaux frais. Comme l’indiquent Élise Palomares et Armelle Testenoire,

Ces analyses soulignent la nécessité d’adopter une grille de lecture multidimensionnelle qui prenne en compte les formes tant matérielles que symboliques des différents modes de subordination et la manière dont ceux-ci interagissent. La tendance est en effet forte, notamment en France, à imputer les inégalités matérielles au seul registre de la classe, considérant de ce fait implicitement que le sexisme ou le racisme n’auraient que des effets politiques et idéologiques. Or, l’apport des féministes matérialistes a montré que ces deux rapports de pouvoir — qui instituent les uns majoritaires, les autres minoritaires sur la base de marques physiques (sexe, couleur de peau…) ou culturelles (langue, religion…) — légitiment par ce système de référence symbolique un ordre hiérarchique qui se concrétise par un accès moindre aux ressources matérielles ainsi que par l’éviction des minoritaires des lieux de pouvoir et de la production des connaissances.[7]

En d’autres termes, les rapports sociaux concernés par la problématique intersectionnelle qu’on range volontairement dans la catégorie des violences symboliques restent des sources réelles d’inégalités matérielles, sociales et culturelles. Elles sont dites « symboliques » parce qu’elles participent à un système de domination symbolique, c’est-à-dire à l’imposition d’un cadre de soumission et d’obéissance à des règles explicites ou tacites qui n’est pas entretenu par l’exercice d’une violence physique coercitive. Au contraire, la domination symbolique est le résultat de la naturalisation d’une situation de domination (c’est-à-dire qu’une situation de domination imposée initialement par un rapport de force se banalise et devient progressivement la norme au point de ne plus devoir être maintenue par la force). La domination masculine, sur laquelle nous aurons à revenir, exemplifie ce type de domination. [8]. Bien entendu, ce cadre d’analyse général impacte fortement la compréhension que l’on peut avoir des inégalités numériques. Compte tenu de la pluralité des facteurs intervenant dans la réalité de cette fracture, il est souvent difficile de comprendre les dynamiques discriminatoires qui y sont actives et de proposer des solutions adaptées, qui ne soient pas à leur tour discriminantes. En effet, un dispositif de formation informatique particulier pourrait convenir parfaitement à un groupe d’hommes belges fragilisés numériquement, mais s’avérer parfaitement inadapté à des femmes peu instruites, issues, par exemple, de l’immigration : les référents symboliques sont différents, les attentes sociales aussi, et l’inscription des compétences mobilisées dans la vie quotidienne pourrait être vécue beaucoup plus difficilement. Une considération de l’intersectionnalité des discriminations pourrait, alors, se révéler pertinente.

GENRE ET INFORMATIQUE : À LA CROISÉE DES VULNÉRABILITÉS ET DES VIOLENCES SYMBOLIQUES

Si l’on considère l’objectif de réduction de la fracture numérique au niveau le plus général, on peut aisément constater qu’il est mesuré en termes peu spécifiques : maximiser l’accès aux TIC pour l’ensemble des citoyens, garantir une offre de formation étendue, efficiente, capable d’offrir aux individus les capacités requises pour une exploitation normale de l’informatique. Une approche monofactorielle des inégalités de genre dans la société de l’information tenterait de mesurer, à l’aune des deux degrés de fracture numérique, la proportion homme-femme quant à l’accès matériel et à l’acquisition des compétences. Dans le cas d’une disproportion, on pourra envisager une inégalité, soit de fait, soit systémique, selon le cadre d’analyse choisi. Dans l’autre cas, on conclura à la résorption de la disproportion. Ainsi, quand Gérard Valenduc analyse les données Eurostat 2015, il peut conclure que, pour la fracture numérique, « de manière générale, les disparités entre les hommes et les femmes sont peu importantes, voire inexistantes » [9], sauf quand on couple le genre aux facteurs d’âge et de niveau d’instruction (ce qui indique, en outre, que c’est bien de situations intersectionnelles qu’il est question). Or, une telle approche ne considère pas, dans son horizon analytique, l’inscription de la dimension du genre au sein d’un système où la « domination masculine », pour reprendre l’expression déjà datée de Pierre Bourdieu, conditionne une oppression symbolique du sexe féminin [10]. Envisagée de ce point de vue, la sphère numérique est porteuse de nombreuses discriminations de genre.

Considérons, afin d’illustrer notre propos, un exemple précis de la situation belge que nous avons déjà énoncé précédemment : la très faible proportion de femmes travaillant dans le secteur des spécialistes des TIC (16,4% de femmes, 83,6% d’hommes). On peut, en droit, s’interroger sur les facteurs explicatifs d’une telle situation, ainsi que sur ses conséquences : pourquoi les femmes sont-elles moins bien représentées dans un secteur (en pénurie) pourtant valorisant professionnellement et présentant, a priori, de bonnes perspectives salariales ? Pour une approche détaillée de cette problématique en Europe (et en Belgique en particulier), on pourra se référer aux travaux de Gérard Valenduc [11] ou d’Isabelle Collet [12] ; nous nous contenterons pour notre part d’en extraire le caractère exemplatif dont nous avons besoin. Parmi les facteurs clés avancés dans l’analyse de cette réalité, les plus saillants reprennent, d’une part, l’inscription du secteur des TIC dans une culture qui en renforce l’image masculine puisque centrée sur des stéréotypes genrés spécifiques (l’image de l’informaticien, l’absence de référence positive de carrières de femmes dans le secteur, etc.), et d’autre part, l’existence d’une distribution sexuée des savoirs et des compétences au sein des sociétés contemporaines : comme le dit Isabelle Collet,

les femmes sont sous-représentées dans toutes les filières et métiers scientifiques et techniques. […] Les longues constructions sociales de l’image des femmes, d’une part, et de l’image des sciences d’autre part, ont abouti à la constitution d’un stéréotype féminin se composant essentiellement de caractéristiques affectives, rapportant les femmes à leurs rôles d’épouse et de mère : docilité, sensibilité, émotivité, préoccupation des sentiments d’autrui, alors que la description du scientifique-type s’apparente, pour de nombreux traits, au stéréotype masculin : ambitieux, combatif, audacieux, froid, indépendant, logique, rationnel, obsession de l’objet au détriment de la relation (Bem, 1974 ; Hurtig & Pichevin, 1986 ; Marro, 1992), que cette description émane d’un homme ou d’une femme.[13]

Nous pouvons d’emblée constater que ces facteurs, bien qu’il faille les considérer d’un point de vue critique et comme soumis à des variations particulières (nationales, culturelles, socio-économiques), sont, de près ou de loin, liés à un modèle sociétal de domination masculine où, notamment, certains savoirs, certaines fonctions et plusieurs compétences sont ancrées dans un espace dont les femmes sont exclues : la haute hiérarchie, la sphère technologique et savante, en particulier l’informatique, les emplois inconciliables avec la vie familiale, etc. Le contexte culturel peut donc se montrer discriminant pour les femmes quant à l’accès aux compétences numériques professionnelles, et la marque d’un intérêt féminin pour la qualification numérique fait souvent jouer des discordances culturelles qui peuvent être difficiles à surmonter.

Par ailleurs, il est établi qu’en Belgique, et a fortiori, dans d’autres pays du même type, le phénomène des discriminations à l’embauche demeure important. Selon le Baromètre social de la Wallonie publié par l’IWEPS (Institut Wallon de l’Evaluation, de la Prospective et de la Statistique) en janvier 2017 [14], l’impact de l’origine des demandeurs d’emplois, couplé au facteur genre, est très important : le taux d’emploi des immigrantes ne dépasse pas 46,6% alors que leur taux de chômage culmine autour de 16%, contre respectivement 60,7% et 6,2% pour les femmes non-immigrées. Sans nous attarder sur cette réalité hautement problématique, nous pouvons affirmer sans risquer de nous tromper que, si l’on considère la réalité d’une femme immigrée et chercheuse d’emploi, désireuse de s’inscrire dans le secteur des TIC en Belgique, nous sommes confrontés à une situation où une multiplicité de discriminations sont simultanément actives et dont la catégorie aura tendance à être invisibilisée si n’est pas reconnue l’intersectionnalité active des discriminations. Que dire, dans ce cadre, d’une femme âgée, peu instruite, issue de l’immigration et d’une culture où la division des fonctions suivant le genre est importante ? Dans cette même perspective, la faible représentation des femmes au sein du secteur professionnel des TIC et des études supérieures en informatique a peu de chance de favoriser le développement d’une culture numérique mixte, ouverte et représentative des femmes. Si l’usage et l’accès au numérique n’est pas nécessairement et directement discriminant pour les femmes, le développement du monde numérique demeure conditionné par des productions, des outils et des dispositifs directement masculins. Bien plus, les médias numériques, par les contenus qu’ils portent aux yeux de leurs utilisateurs, sont porteurs de représentations auxquelles ces derniers sont amenés, avec peu ou prou de distance, à s’identifier. Ces représentations contiennent bien entendu des représentations de genre, dont l’impact est très important et à propos desquelles on peut légitimement s’interroger. Massivement investis par des hommes (puisque ces derniers sont dominants au sein des « créateurs » du numérique), les contenus et les logiques numériques ne reproduisent-ils pas des rapports sociaux de genre/sexe caractéristiques de la domination masculine ainsi entendue ? Sans vouloir offrir de réponse trop hâtive à ces problématiques complexes, il demeure important d’y accorder nos préoccupations, en particulier s’il l’on est intervenant (social ou pédagogique) dans le secteur de la lutte contre la fracture numérique. Si, par exemple, le numérique est porteur en son sein d’oppressions potentielles par rapport aux femmes, il convient d’en intégrer les enjeux quand on s’adresse à un public féminin, dont a vu – précisément – qu’il était l’objet d’agencements discriminatoires complexes, de même lorsque le public est masculin ou mixte, la question n’en demeure pas moins essentielle. Alors dans un secteur tel que l’éducation permanente, où l’utilisation des technologies numériques rejoint des objectifs égalitaires d’émancipation et de justice sociale, que peut susciter aux pratiques l’apport d’une analyse intersectionnelle des inégalités numériques de genre ?

Schéma illustratif de l’intersectionnalité appliquée à l’analyse des fragilités numériques, suivant le cadre théorique développé dans cette analyse. Attention : s’il permet de visualiser la notion d’intersection elle-même, il est important de notifier que les différents cercles ont tendance à se recouvrir. Il s’agit bien de penser l’interaction entre ces différents domaines, par-delà leur séparation artificielle.

 

CONCLUSION : QUELLES IMPLICATIONS ET PERSPECTIVES POUR L’ÉDUCATION PERMANENTE ?

Le développement et le renforcement de l’accès au numérique pour toutes les franges de la population, et en particulier le développement de l’accès à l’internet pour les femmes (au niveau matériel et au niveau des compétences) devraient être l’occasion d’une mutation des rapports de domination actifs au sein de la société civile. Réduire la fracture numérique dans le cadre d’actions d’éducation permanente n’a pas d’autre sens : il ne s’agit pas seulement d’offrir les compétences techniques aux personnes désireuses de se former, mais bien d’intégrer l’acquisition de ces outils dans une perspective d’émancipation sociale et d’accès à l’expression et à la valorisation de soi et des cultures dans lesquelles on s’incarne. Eu égard à ces objectifs, il est essentiel au secteur de cibler son travail sur les aspects qui limitent ces réalisations sociales concrètes, et l’intersectionnalité des discriminations indique qu’un effort spécifique doit être effectué pour et avec les femmes. L’Éducation permanente, quand elle est active dans la réduction de la fracture numérique, fait donc face à un défi qui lui appartient spécifiquement : promouvoir des initiatives dont l’objectif est l’appropriation des outils et moyens communicationnels portés par les TIC, et ainsi permettre une inflexion de la domination culturelle masculine vers plus de parité et de diversité dans l’expression des minorités et/ou des populations opprimées, dans la mesure stricte de l’obstacle que cette domination pose à ses visées égalitaires fondamentales.

On peut se permettre ici d’envisager quelques pistes d’action concrètes, sans pour autant limiter l’impact du champ problématique que nous venons (à peine) d’esquisser : il importe surtout, en effet, de faire émerger ces complexités et les concepts opératoires pertinents qui lui sont attachés afin que soient présents aux associations qui travaillent dans ces domaines, les meilleurs cadres d’analyse possibles. Premièrement, il est à nos yeux important que ces problématiques fournissent de nouveaux cadres critiques pour le travail de terrain. En premier lieu, l’intersectionnalité permet au moins de questionner à nouveau frais ce qui détermine la « précarité sociale » des différents publics des associations. En effet, la considération du caractère et des origines multiples des vulnérabilités conduit à mieux analyser ce qui conditionne la précarité de la personne à laquelle s’adressent les activités. En guise d’exemple, lorsqu’un atelier numérique est mis en place, il serait pertinent d’adapter l’approche contextuelle et les modules pédagogiques à une mise en lumière et une explicitation des problèmes de domination symbolique charriés par l’usage des TIC, et d’énoncer et expliquer aux participants et participantes les facteurs significatifs conditionnant l’importance, forte ou relative, de la fracture numérique qui les concerne. L’approche intersectionnelle permettrait, dans cette perspective, d’introduire des distances relatives dans ce qui motive et explique que les personnes précarisées socio-économiquement le sont souvent aussi numériquement, et de mettre en débat l’impact qu’ont les structures symboliques dans la distribution des compétences au sein de la société. Par ailleurs, en énonçant et en intégrant dans la conception pédagogique ce qui conditionne l’aspect systémique des discriminations vécues par les personnes précaires, l’accès au numérique peut être orienté sur une appropriation des outils au profit d’une lutte effective contre les inégalités d’usage, les rapports de domination et l’invisibilisation des minorités sujettes aux exclusions numériques : en ce sens, l’intégration de la question des discriminations multiples aux ateliers numériques peut vraiment apparier la lutte contre la fracture numérique à la lutte pour plus de démocratie culturelle. Enfin, l’approche intersectionnelle permet de ne pas cloisonner la logique discriminatoire sur le seul facteur de classe : les personnes précaires le sont non seulement parce que leurs conditions sociales et économiques sont l’objet d’une logique inégalitaire, mais bien aussi parce que la vulnérabilité est multifactorielle et qu’un système de domination symbolique (de genre, ethnique, etc.) impacte fortement les conditions sociales, juridiques et économiques des citoyens. En ce sens, il s’agit d’un outil critique et conceptuel très dynamique pour les objectifs définis au paragraphe 2 du 1er article de l’éducation permanente : prise de conscience, acquisition de capacités d’analyse et d’action et participation active aux enjeux sociétaux et à la vie sociale, économique, culturelle et politique.

Enfin, il nous semble intéressant, en guise d’ouverture conclusive, d’élargir les questions soulevées par ces considérations à une approche concrète du numérique qui apparaît comme pertinente pour s’insérer dans ces perspectives : la culture libre en numérique. En effet, depuis 2015, l’ARC travaille à des activités d’Éducation permanente centrées sur l’usage des logiciels libres et sur les valeurs sociales et culturelles de la culture libre en numérique. Ces enjeux sont au centre des missions et objectifs que l’ARC s’est fixé dans son approche de la société numérique, et il nous apparait pertinent de les répercuter dans l’approche analytique des enjeux posés par le secteur. Effectivement, sans définir des objectifs explicitement liés à une forme d’égalité numérique, la Free Software Foundation créée en 1985 par Richard Stallman promeut (surtout) le principe de liberté des utilisateurs de logiciels, par la promotion du logiciel libre, et des utilisateurs d’internet, par la promotion d’un internet « dégooglisé », éthique, décentralisé et solidaire [15]. Afin d’éviter toute digression inutile, nous ne relevons ici que les principes pertinents quant à notre approche : le logiciel libre a pour objectif de rendre le contrôle du logiciel à son utilisateur, en lui fournissant l’accès au code source et en autorisant/promouvant son appropriation, sa distribution et son amélioration libre, en collectivisant son développement et les savoirs-ressources nécessaires à ces objectifs. La culture libre est donc sous-tendue par une perspective de capacitation des utilisateurs et par un objectif de réappropriation des moyens de productions numériques par les utilisateurs. Ces aspects, promouvant une forme d’horizontalité dans l’acquisition des compétences numériques, ont vite rejoint des initiatives sociales et émancipatoires – du cyberféminisme – quant aux problèmes posés par l’impact du genre dans la société de l’information. On peut citer les Gender Changers Academy qui débutèrent dès 2000 aux Pays-Bas, puis se poursuivirent partout en Europe jusqu’à aujourd’hui : il s’agit de la mise en place d’hacklabs (ou « hackerspaces », formes de laboratoires communautaires, centrés sur l’ouverture et la collaboration, où les participants centralisent et partagent des ressources, des savoirs et des savoir-faire) réservés aux femmes, destinés à partager et expérimenter l’analyse, la construction et la modification d’ordinateurs, de logiciels libres et d’infléchir, par là, la faible présence féminine dans le secteur TIC [16]. Nous pouvons encore citer la plateforme en ligne LinuxChix, qui se définit comme « une communauté pour femmes qui aiment Linux et pour toute personne désireuse de supporter les femmes en informatique, […] spécifiquement en Open Source/Logiciels libres » [17], tout en changeant un contexte d’apprentissage par l’application d’un principe simple : « Be polite, be helpful », sous-entendant que son objectif est d’endiguer la violence verbale souvent adressée aux débutants par les informaticiens plus confirmés, et dont les femmes sont souvent les victimes directes. Il existe de nombreuses initiatives similaires qui tentent d’imprimer à la sphère numérique une considération des questions de genre et qui devraient inspirer les initiatives portées en éducation permanente. La liberté défendue à travers les logiciels libres, de même que leur dimension pédagogique et collective, permet d’orienter des activités d’éducation populaire au numérique sur les problématiques sociétales qui traversent la société de l’information, et dont la femme est plus souvent exclue, étant à la croisée de multiples processus discriminants et de systèmes d’oppression diminuant sa capacité d’autonomie numérique.

 

Nicolas MARION

Chargé de recherches – ARC asbl

  • [1] L’usage de cette appellation apparaît dans le courant des années de 1970 afin de désigner un nouveau paradigme sociétal, conséquent de la révolution informatique et numérique, elle-même comparable à la révolution industrielle. On se rapportera à l’approche critique de GEORGE, É., « En finir avec la « société de l’information » ? », dans Tic&société [En ligne], Vol.2, n°2, 2008, mis en ligne le 07 mai 2009, consulté le 06 avril 2017. URL : http://ticetsociete.revues.org/497 ; DOI : 10.4000/ticetsociete.497
  • [2] Valenduc BROTCORNE, P., VALENDUC, G., « Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’internet. Comment réduire ces inégalités ? », dans Les Cahiers du numérique, 1/2009 (Vol. 5), p. 45-68
  • [3] Ces chiffres sont issus des données d’analyse mises en ligne par le SPF économie : voir http://statbel.fgov.be/fr/modules/publications/statistiques/marche_du_travail_et_conditions_de_vie/indicateurs_t_i_c_aupres_des_menages_et_individus_2005-2016_.jsp (consulté le 06/04/2017, à 14 :37)
  • [4] BROTCORNE, P., VALENDUC, G., « Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’internet. Comment réduire ces inégalités ? », dans Les Cahiers du numérique, 1/2009 (Vol. 5), p. 45-68.
  • [5] Le caractère polémique du concept, aussi bien que son importance théorique, reçoivent un bon éclaircissement dans l’article de BILGE, S., « Théorisations féministes de l’intersectionnalité », Diogène, vol. 225, no. 1, 2009, pp. 70-88. On pourra également consulter, en ligne, l’état des lieux critique réalisé par DAVIS, K., « L’intersectionnalité, un mot à la mode. Ce qui fait le succès d’une théorie féministe », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 20 | 2015, mis en ligne le 15 juin 2015, consulté le 25 avril 2017. URL : http://cedref.revues.org/827
  • [6] CRENSHAW, K., « Demarginalising the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », dans The University of Chicago Legal Forum, I/1989, pp. 139-167.
  • [7] PALOMARES, E., TESTENOIRE, A., « Indissociables et irréductibles : les rapports sociaux de genre, ethniques et de classe », L’Homme et la société, 2/2010 (n° 176-177), p. 15-26.
  • [8] Cette approche est relative à celle développée par Pierre Bourdieu dans son ouvrage La Domination Masculine, Paris, Seuil, 1998. On pourra se reporter également à l’approche synthétique de Gérard Mauger, disponible en ligne : MAUGER, G., « Sur la domination », dans Savoir/Agir, 2012/1 (n° 19), p. 11-16. URL : http://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2012-1-page-11.htm (Consulté le 25/04/2016).
  • [9] VALENDUC, G., « Qui fait quoi sur Internet ? », FTU, 2015 (8/04/15), p. 4.
  • [10] On parle parfois, suivant une distinction opérée par Patricia Hill Collins, de matrice de domination. Voir à ce propos le très éclairant article de BILGE, S., « Théorisations féministes de l’intersectionnalité », dans Diogène, I/2009 (n°225), pp. 70-88.
  • [11] Voir, par exemple, VALENDUC, G., « Cycles de vie et carrières dans les métiers des TIC : une perspective de genre », dans tic&société [Online], Vol. 5, n° 1 | 2011,. URL : http://ticetsociete.revues.org/939 (Consulté le 18/04/2017).
  • [12] COLLET, I., « Effet de genre : le paradoxe des études d’informatique », dans tic&société [Online], Vol. 5, n° 1 | 2011.
  • [13] Ibidem, §14.
  • [14] On pourra, à toutes fins utiles, en consulter le communiqué de presse en ligne, à l’adresse suivante : http://iweps.be/wp-content/uploads/2017/01/BSW_communique%CC%81_DEF_240117.pdf
  • [15] On peut consulter en ligne, à ces propos, la page du système GNU, noyau central de l’approche libre du logiciel à l’adresse suivante : www.gnu.org. De même, on pourra consulter la page réalisée à l’initiative du réseau libre FramaSoft : https://degooglisons-internet.org. Nous pouvons néanmoins citer les quatre libertés fondamentales garanties aux utilisateurs des logiciels libres, et qui donnent l’épure de la philosophie d’action qui prévaut à leurs développeurs : la liberté d’exécuter le programme comme on le veut, pour n’importe quel usage (0), d’étudier le fonctionnement du programme et de le modifier, grâce à l’accès garanti au code source, aux fins qui vous importent (1), de redistribuer des copies et donc d’aider votre voisin (2) et, enfin, de redistribuer aux autres des copies de vos logiciels modifiés, afin de faire bénéficier à toute la communauté vos changements et améliorations d’usage (3).
  • [16] Plus d’information sur http://www.genderchangers.org
  • [17] Traduction personnelle de la page « À propos » du site web de LinuxChix (consulté le 20/04/2017 à 12:19) : https://www.linuxchix.org/content/about-linuxchix