Grève des loyers : le locariat comme rapport d’exploitation

Cette étude prend comme point de départ un appel la grève des loyers, en plein Covid-19, à Bruxelles. Cet appel est resté lettre morte. Pourquoi un tel échec ? C’est à cette question que tente de répondre l’entretien réalisé avec des membres actifs du collectif à l’origine de l’appel à la grève des loyers. L’entretien est suivi de pistes théoriques permettant de repenser le rapport entre propriétaire-bailleur et locataire comme un authentique rapport d’exploitation, structurellement comparable à celui qui existe dans les rapports de production entre le capitaliste bourgeois propriétaire d’usine et le prolétaire exploité dans la transaction de sa force de travail contre salaire.

Type de publication

Année de publication

Auteur.rice

Thématique

Catégorie

Introduction 

Cette étude a pour but de partir de la tentative de grève des loyers à Bruxelles en 2020 pour expliquer des mécanismes globaux qui existent sur le marché du logement locatif privé, aujourd’hui majoritaire à Bruxelles. Au printemps 2020 naît un mouvement appelant à une grève des loyers en plein confinement sanitaire. Bien que l’histoire ait connu plusieurs grèves des loyers, cet outil reste peu utilisé dans le contexte du logement, et pour cause : actuellement, le droit de grève n’existe pas dans le cadre de la location, et concerne uniquement le monde de l’emploi. Dans les faits, le principe consiste tout simplement à cesser de payer son loyer. Manœuvre risquée qui peut conduire à une expulsion, dissuadant quiconque n’ayant pas de rapport de force suffisant d’entamer une telle grève. C’est la raison pour laquelle cet outil fonctionne le mieux dans un cadre collectif, tel qu’un logement social ou un logement étudiant[1] ; autrement dit, lorsqu’il n’y a qu’un seul propriétaire pour plusieurs locataires qui s’organisent ensemble. Nous verrons qu’à Bruxelles, cela n’est pas le cas pour la majorité des logements. Il s’agira par ailleurs d’élucider le rapport social qui existe entre les propriétaires bailleurs et les locataires : un rapport d’exploitation, indirect, pas toujours visible ni évident.

Nous commencerons par un bref exposé de ce qu’est une grève des loyers et de comment cet appel s’est déployé en plein confinement. Nous présenterons ensuite un entretien collectif mené avec des personnes impliquées dans cette grève qui, trois ans plus tard, reviennent sur les raisons d’être et les raisons de l’échec (relatif) de ce mouvement. Enfin, nous nous attarderons sur la relation entre bailleurs et locataires afin de mettre en évidence ce rapport de pouvoir et la nécessité de le combattre. Pour ce faire, nous nous appuierons notamment sur le travail de recherche produit par le géographe Hugo Périlleux sur la structure de la propriété privée à Bruxelles.

1. Une grève … des loyers ?[2]

Il peut paraître curieux, à première vue, de parler de « grève » des loyers. Pourtant, si la grève, traditionnellement, évoque l’arrêt ou le ralentissement du travail dans un circuit de production ou de services, il faut bien comprendre que l’objectif d’une grève d’usine n’est pas de bloquer la chaîne de production, mais, ce faisant, de réduire ou tarir le flux d’accumulation du capital. Or, la visée poursuivie par un collectif de locataires refusant de continuer à payer un loyer est exactement la même – et le fait que l’on doive s’en étonner d’abord est probablement très symptomatique de la manière dont se configure, dans le secteur du logement, le rapport entre locataire et propriétaire.

Dans le cadre de cette étude, nous nous référons à la définition de grève des loyers donnée par le sociologue Choukri Hmed :

Les grèves des loyers constituent des mobilisations spécifiques d’usagers – en l’occurrence des résidants [sic] le plus souvent locataires d’un logement collectif – qui se développent dans différents pays du monde occidental à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et connaissent un succès particulier dans l’entre-deux-guerres, puis au cours des décennies 1960-1970. Le plus souvent, c’est sous le triple effet de l’urbanisation, de l’industrialisation et de l’émigration qu’au sein de communautés déshéritées et déracinées s’organisent des actions collectives contre les propriétaires de logements surpeuplés et/ou dégradés. Le point–commun de l’ensemble de ces mobilisations d’usagers réside dans le fait qu’elles empruntent la plupart du temps les voies de la « contestation transgressive », propres aux groupes démunis ou exclus de la participation politique : formes de « performances » innovantes, elles revêtent toujours un caractère peu institutionnalisé et peu routinisé. Les cessations collectives de paiement de loyers représentent, en effet, une sorte de ‘défi de masse’ (mass defiance, selon Piven et Cloward) que les entrepreneurs de mobilisation ont pour tâche d’organiser et de pérenniser. La difficulté provient notamment du fait qu’à l’inverse d’actions collectives qui se déroulent dans un cadre très circonscrit comme l’espace de l’usine, ces grèves regroupent des individus issus des classes populaires mais dont les positions dans l’espace social sont hétérogènes[3].

Ces grèves existent depuis longtemps, avec un degré de succès relatif[4]. Un exemple de grève massive est celle des foyers Sonacotra[5] en France dans les années 70. Hmed fait une socio-histoire de cette grève afin de dégager les éléments qui ont permis d’en faire une « grève exemplaire[6] »: « [t]ant sa longévité (de 1973 à 1981), son ampleur (jusqu’à 30 000 grévistes dans 130 foyers au plus fort de la lutte), que son ‘autonomie ‘, symbolisée par le caractère vindicatif et médiatisé du ‘Comité de coordination’, justifieraient ce diagnostic[7]». Et ce, malgré tous les obstacles auxquels ont dû faire face les habitants des foyers. Hmed tente par-là de comprendre comment « un groupe apparemment aussi démuni et au statut aussi précaire (…) parvien[t] à s’engager dans une mobilisation longue et intense, contre une institution d’État (…) hors de l’espace délimité par les conflits du travail (…)[8]». Précisons que les habitants de ces foyers n’avaient même pas le statut de locataires, et iels étaient pour la plupart d’origine étrangère[9]. Ainsi, « [r]efuser de payer son loyer peut signifier l’expulsion du foyer, quand ce n’est pas celle du territoire[10] ». Nous ne ferons pas ici l’historique de cette lutte qui, malgré son ampleur, s’est soldée par un échec. En effet, les grévistes n’ont pas eu gain de cause sur leurs revendications principales[11]. L’envergure n’est pas toujours synonyme de victoire, maintes luttes l’ont démontré.

Un autre exemple de grève des loyers, à très faible échelle, est celle appelée en 2016 par les Équipes Populaires de Bruxelles[12]. Celle-ci a utilisé plusieurs mécanismes similaires à la grève de 2020 que nous décrirons par après, et a également touché peu de monde. Le principe a été le suivant : comme dans un processus de négociation engageant patrons et salariés, il y a d’abord une phase préalable de « concertation à l’amiable[13] » afin de renégocier un loyer jugé abusif, en fonction de plusieurs critères retenus. Ensuite, à défaut d’un accord, un préavis de grève est envoyé au bailleur. Sans réaction du bailleur, « le locataire exercera son droit d’inexécution[14] » et « [à] la prochaine échéance du paiement du loyer, seule la partie raisonnable sera alors versée au propriétaire. La partie abusive est quant à elle versée sur le compte tiers de l’avocat du locatair[15]». Une caisse de grève a également été mise en place. Fait doublement significatif : à l’époque, une seule (!) personne a été jusqu’au bout du processus, mais ce locataire a obtenu gain de cause : son loyer a été diminué[16].

Les derniers exemples nous sont apparus lors de la crise du Covid-19, période durant laquelle le confinement imposé par les gouvernements a empêché beaucoup de personnes de travailler, privant un grand nombre d’entre elles de leur salaire (notamment les travailleurs·euses sans-papier, les étudiant·es, les personnes sans accès aux droits sociaux et au chômage, …). Sans salaire ou avec un salaire réduit, il devenait difficile d’assurer le paiement régulier d’un loyer, celui-ci représentant environ 40% du budget des ménages locataires bruxellois[17]. Les quelques mesures d’urgence mises en place – la prime logement[18], le moratoire sur les expulsions et le gel du remboursement des crédits[19] – n’ont pas suffi à endiguer les effets de la crise pour une grande partie de la population. Partout dans le monde, des collectifs constatent l’injustice de devoir payer un loyer alors même que tout autour d’eux s’effondre, et contestent la sacralisation de la propriété privée en appelant à faire une grève des loyers[20].

La Belgique tente de s’inscrire dans cette vague contestataire et, en avril 2020, un appel est lancé à l’initiative du collectif « Grève des loyers – Huurstaking Belgiëque ». Le collectif se dissout au bout de six mois d’existence, et le 21 décembre 2020, il publie son dernier texte sur Facebook :

Au début du confinement, un groupe Facebook a été lancé avec comme nom le slogan « Plus de boulot, plus de salaire, grève des loyers ». Le groupe a rassemblé plus de 1000 personnes et un collectif s’est monté pour lancer un appel à la grève des loyers. Des initiatives similaires ont été lancées entre autre aux Etats-Unis, au Canada, en Italie, en France, en Angleterre, en Grèce, et en Espagne. Six mois plus tard, nous regardons dans le rétroviseur et nous tentons une esquisse de bilan.[21]

Ce bilan, que nous résumerons brièvement, pose le constat d’une crise du logement aggravée par la crise sanitaire, rappelle les modes d’action employés et les réactions mitigées suscitées par l’appel à la grève – malgré le lancement d’une caisse de grève qui a récolté 8 800 € afin d’aider les locataires avec leurs éventuels frais de justice en cas de poursuite de la part de leur propriétaire. De plus, en parallèle du collectif pour la grève des loyers, s’est constitué le collectif Action Logement Bruxelles[22], qui a notamment lancé une pétition demandant l’annulation des loyers au gouvernement régional. Les deux collectifs avaient mis en place une ligne d’écoute[23] pour les locataires en difficulté.

Il s’agissait également de « questionner la légitimité des loyers » et de « passer d’une situation individuelle à une action collective » :

Payer son loyer est un acte totalement individuel, il isole chaque locataire dans une relation à son propriétaire qui lui est défavorable. Notre ambition était de rassembler les locataires afin de politiser le payement du loyer et d’y ajouter une dimension collective[24].

Une question demeure : cet appel a-t-il été suivi ? En bref, pas vraiment :

Après six mois d’activités, nous faisons le constat qu’en comparaison du nombre de personnes annoncées ayant perdu une partie de leur salaire, peu nous ont contacté. Nous avons eu beaucoup de retours informels de personnes qui ont effectivement négocié leur loyer sans nous en informer. Cependant, nous interprétons également cela comme le résultat du droit et de la justice qui se situent du côté des propriétaires puisque la protestation d’un locataire engendre des risques de représailles comme la non reconduction du bail ou même l’expulsion dans certains cas par la force (…). In fine, bien des gens qui n’ont effectivement pas payé leur loyer ne l’ont pas fait en soutien au mouvement mais par nécessité. Pour ces personnes, le choix était aussi simple que ceci : se nourrir ou payer son loyer[25].

Le texte se termine en concluant que bien que l’objectif d’une grève massive n’ait pas été atteint, la lutte doit se poursuivre : « [c]’est pourquoi nous soutenons et nous nous investissons à présent dans le Front anti-expulsion qui unit des locataires contre les expulsions et le mal-logement[26]».

Plusieurs conditions semblaient réunies pour garantir un succès d’une grève des loyers lors de la pandémie[27]. Pourquoi celle-ci n’a-t-elle donc pas décollé à Bruxelles ? C’est à cette question que tentent de répondre des ancien-nes membres du collectif « Grève des loyers » dans l’entretien ci-après.

2. Retour sur une tentative de grève

Nous avons rencontré et interrogé quatre personnes actives dans le collectif « Grève des loyers » : Sarah, Pedro, Lukas et Hannah. Iels sont universitaires, travaillant dans l’académique ou dans le milieu associatif. Les autres membres du collectif appartiennent quant à elleux au secteur logement, au secteur de l’éducation permanente, sont assistant·es sociaux·ales, militant·es, …

L’entretien qui suit nous a permis de revenir sur les raisons de l’échec du mouvement, de comprendre les rapports avec le milieu associatif, et d’en tirer des conclusions. Dans un souci de clarté, nous avons édité et raccourci l’entretien.

Les personnes interrogées, bien qu’ayant activement appelé à la grève, n’ont pas participé à cette dernière en tant que gréviste. Au final, l’appel n’a pas pris de l’ampleur, mais il a permis néanmoins de porter assistance à toute une série de personnes gravement impactées par la crise du Covid. En parallèle à l’appel à la grève, une pétition a été lancée pour revendiquer une baisse des loyers[28] à travers le groupe Action Logement Bruxelles, le penchant « moins radical » du collectif « Grève des loyers ».

Mona : L’appel à la grève des loyers est resté lettre morte. Vous le percevez comme un échec ?

Sarah : Au tout début on a vraiment eu l’espoir que ce soit massif. On y a vraiment cru. Je pense que la stratégie de création d’Action Logement Bruxelles, c’était pour faire passer l’appel à la grève des loyers sur tous les mécanismes associatifs possibles. On voulait essayer d’être soutenus par les syndicats. Il y avait aussi une espèce de stratégie d’entrisme. Mais assez vite, on s’est rendu compte qu’en fait, c’était dangereux pour des gens qui étaient vraiment dans la galère, que nous, on ne le faisait pas et que ce n’était pas un mouvement massif qui était occupé à se préparer.

Lukas : Et du coup, on s’est beaucoup plus orienté vers le fait d’essayer effectivement de soutenir les gens qui n’arrivent pas à payer leur loyer et qui veulent le revendiquer. On a plutôt cherché à se positionner comme des facilitateurs de ce processus plutôt que des moralisateurs. Ce qu’on a surtout fait c’est assurer des permanences téléphoniques et proposer un exemple de lettre pré-écrite traduite en plusieurs langues, qui figurait sur notre site et qui contenait quelques arguments permettant d’expliquer sa situation à son propriétaire et de demander une baisse ou une annulation de son loyer.

Hannah : On conseillait aux gens de toujours échanger par mail avec leur propriétaire, pour garder des traces. On était en contact avec des personnes qui n’avaient pas l’habitude de se confronter à leurs propriétaires, voire même, tout simplement, d’échanger avec eux et qui ne savaient pas vraiment comment s’y prendre. Il y avait donc ce canevas de lettres à envoyer, mais aussi le conseil de tout notifier par mail. Je me souviens qu’on a été voir une locataire et son propriétaire, pour entrer en discussion et demander à ce qu’elle ne se fasse pas virer malgré le fait qu’elle n’ait pas payé son loyer pendant deux mois

Lukas : Sans forcément faire grève, il y a pas mal de gens, je ne saurais pas le chiffrer, qui ont écrit à leur propriétaire pour dire : « je suis en galère, je n’ai plus de revenu » et qui ont obtenu des réductions de loyer. Ce n’est pas une vraie grève à 100 %, mais c’est quand même non négligeable, si tu comptes par exemple une réduction de 200 € sur six mois.

Hannah : On avait quand même un peu peur que des gens se lancent dans des grèves tous seuls dans leur coin, qu’il n’y ait pas un mouvement massif qui suive derrière et qu’en fait, à cause de nous, ils soient dans la merde. Donc même si le grand message c’était « Grève des loyers », assez vite, quand on était en contact avec des gens, on leur disait d’essayer plutôt de trouver un accord avec leur propriétaire, on encourageait cet échange-là et le fait de demander des réductions de loyer. Par contre, le fait de garder pour message principal l’appel à la grève a permis de continuer à visibiliser des problématiques autour des loyers, du logement, voire de la propriété privée.

M : Comment a été reçu l’appel par le secteur ? Comment expliquez-vous les réactions ? 

S : Ce que j’ai trouvé marquant, c’est que soudainement, on était confiné et tous les gens qui avaient du pouvoir dans les institutions liées au logement ont tout arrêté ou alors ont été très peu réactifs… Je crois que c’est aussi ça qui était choquant du point de vue des gens qui travaillaient sur les questions de logement. C’est que tout s’est arrêté comme s’il n’y avait plus de besoin. Je crois que du côté de l’institutionnel, on était un groupe à se dire qu’il fallait créer quelque chose qui serve de transition entre une revendication vraiment radicale qui est la grève des loyers, et le milieu associatif. Du coup, on a créé Action Logement Bruxelles, un groupe à travers lequel on a sorti une pétition pour demander l’annulation des loyers. Par ailleurs, ce qui est certain, c’est que la réception dans le chef de l’associatif n’a pas été bonne. Sociologiquement, ces gens-là sont parfois propriétaires bailleurs, même si ce ne sont pas des multipropriétaires, et c’était aller contre leurs intérêts directs que de nous soutenir.

H: J’ai l’impression qu’on n’a pas non plus été suivis par grand monde dans notre milieu/entourage immédiat. Je me souviens d’être effectivement confrontée au fait qu’on vient d’un milieu où il y a des petits propriétaires bailleurs, c’est un peu ce que montre Hugo Périlleux dans sa thèse. C’est le premier moment où on a vraiment réalisé qu’il y avait des gens dont on est proches qui pouvaient se sentir attaqués par nos revendications.

P : Tu imagines que si déjà dans le milieu associatif lié au logement on n’était pas suivis, alors, je peux te dire que dans le milieu syndical, on n’a eu aucun soutien… Je pense que c’est parce que, d’un point de vue syndicaliste, disons « classique », il est difficile de voir l’exploitation directe par le logement. Et puis certains syndicalistes sont aussi propriétaires bailleurs, ou aspirent à le devenir. On estime entre 10 et 15% de ménages bruxellois qui sont bailleurs[29]. C’est un grand nombre, probablement bien réparti dans les classes d’encadrement, qui sont actives dans le fonctionnement de l’État au sens large, dans le circuit de l’associatif, … C’est une classe intermédiaire qui n’a pas envie de complètement remettre en question sa position sociale et qui a le cul entre deux chaises.

S : En fait, les associations qui ont encore une pensée radicale, qui s’intéressent à la racine des problèmes, nous ont soutenu·es. Et ensuite, on a été soutenu·es par les endroits dans lesquels on avait des gens de chez nous. Action Logement Bruxelles était une manière de radicaliser et de pousser un petit peu plus loin les lignes associatives. Une stratégie qui, elle, a fonctionné sur du long terme. On entend de plus en plus d’associations dire qu’il faut baisser les loyers, c’est con mais ce n’était plus dans leur imaginaire depuis des années.

C’est le fruit d’un travail collectif entre tous les travailleurs et travailleuses de première ligne, entre des militants et des militantes, entre des associations qui sont un peu plus orientées à gauche et entre des chercheurs universitaires qui produisent un travail de qualité et politiquement engagé. Au tout début, les asbl étaient toutes un peu subjugués. Nous, on était au taquet et on est arrivé·es avec la grève et la pétition d’Action Logement Bruxelles, et on a envoyé plein de lettres à tous nos potes de gauche dans toutes ces institutions. Il y a eu un moment de sidération où ils nous ont tous répondu « Ok, on soutient » et puis petit à petit, ils disaient « Ok, on soutient, mais je n’ai pas le droit d’en parler sur ma page Facebook »,  «Ok, on soutient, mais on n’a pas le droit de le faire publier dans une newsletter », « Ok, on soutient, mais en fait, on ne soutient plus. » Mais donc pour résumer : les collectifs, les milieux militants radicaux à Bruxelles nous ont tous soutenu·es. Les institutions… un peu moins, si l’on oublie l’engouement initial, qui s’est rapidement révélé être un malentendu.

M : Comment avez-vous fait pour récolter 8 800 euros ?

S : Il y a eu un appel aux dons, mais ce qui a le mieux marché c’est l’argent récolté par quelques colocations très politisées, qui nous ont payé leurs loyers. En fait, il y a eu quatre ou cinq grosses colocs qui nous ont payé deux ou trois mois de loyer…  En effet, au début du confinement, les propriétaires avaient la possibilité de demander un report du remboursement de leur crédit, une sorte de translation de leurs paiements, à condition que le crédit concerne un logement qu’ils occupaient comme résidence principale. Il y a pas mal de gens, notamment dans le milieu militant, qui sont en colocation avec leurs propriétaires. Ces personnes-là ont dit à leur colocataire-propriétaire : « si tu ne rembourses pas ton prêt, alors je ne te paye pas de loyer pendant ce temps-là ». En fait, c’était juste une translation dans le futur, mais cet argent, en partie, a servi à alimenter la caisse de grève ! C’était très malin.

P: Une partie de cette caisse de grève a servi pendant la période de confinement mais au moment de la dissolution du groupe impliqué pour soutenir la grève, il restait plusieurs milliers d’euros. La caisse a donc été transmise au Front Anti-Expulsions qui se lançait pour organiser le soutien aux locataires menacés d’expulsion.

M : Quelle leçon tirez-vous de cette tentative de grève ? Selon vous, quelles conséquences a-t-elle pu avoir ?  

P : Je crois qu’on a été fort confronté·es au fait que les gens étaient seuls dans leurs relations avec leurs propriétaires. Ça, c’est quand même quelque chose qui est dur. L’expérience de grève des loyers qu’on avait entendue à Bruxelles qui avait plus ou moins fonctionné, c’était celle organisée par le syndicat des locataires de logements sociaux. Dans ce type de logement, les gens ont le même bailleur et/ou ils habitent plus ou moins au même endroit. Et le logement social expulse moins que les autres propriétaires. Donc c’est plus facile dans ces cas-là de mener une lutte collective. J’ai l’impression qu’il y a des gens qu’on n’a pas réussi à toucher, qui n’ont même pas entendu parler de la grève.

H : La question du logement est quand même entrée beaucoup plus dans le débat public. Je n’étais personnellement pas vraiment proche des milieux squat, mais j’ai en tout cas l’impression que la question est un peu sortie de ces milieux-là et que maintenant, c’est beaucoup plus courant d’imaginer organiser des mobilisations sur les problématiques de logement. Je ne sais pas si ça vient exactement de là, mais il y a quand même eu ce tournant.

L : Je pense que la nouveauté, pour moi, c’est d’avoir une lecture de la question du logement comme une lutte collective, comme une question d’exploitation, qui concerne un peu tout le monde. C’est de ce décloisonnement dont parle Hannah. J’avais l’impression qu’il y avait d’une part la lutte des squatteurs qui sont contre la propriété privée et qui cherchent à créer des espaces pour s’organiser, et, d’autre part, la lutte des personnes qui vivent dans des taudis. Et qu’il n’y avait pas forcément de lien entre ces deux questions, là où aujourd’hui, il y a vraiment des ponts qui sont constitués avec l’idée qu’il faut diminuer les loyers, questionner la légitimité de la propriété privée, etc. Et il faudrait que tout ça forme une espèce de nébuleuse d’enjeux collectifs.

S : Moi, je reste absolument persuadée qu’il y a un intérêt à mettre dans l’espace public des idées radicales comme la remise en question de la toute-puissance de la propriété privée. Mais j’ai l’impression qu’il y a un équilibre difficile à tenir entre, d’un côté, une radicalité rigide, et d’un autre côté, un réformisme qui serait plus fédérateur. Je crois qu’il y a une ligne de crête et qu’il y a un chemin médian dans lequel tu es accessible à des gens qui pensent d’une façon moins radicale, mais où tu ne t’empêches pas de dire : « En fait, je ne trouve pas ça normal qu’on paye un loyer et je trouve que cette protection de la propriété privée est problématique. » La leçon que moi je retiendrais, c’est que c’est important d’essayer de faire ces deux choses-là en même temps, et je crois d’ailleurs que c’est ce que fait l’éducation populaire.

M : Faudrait-il institutionnaliser le droit de faire la grève des loyers ? 

P : J’ai l’impression que si on veut résoudre la question du rapport individuel aux propriétaires, alors il faut créer des institutions. Je vois difficilement des appels à la grève des loyers qui fonctionneraient avec un tel morcellement du rapport locataire-propriétaire qu’on a aujourd’hui. D’ailleurs, il y a un syndicat d’habitants, donc de locataires et des propriétaires occupants, qui est en train d’être créé, « Wuune – Syndicat d’habitant·e·s[30] »… Pour revenir à l’institutionnalisation, quand un patron engage un travailleur, il y a un contrat de travail qui doit être enregistré avec des cotisations, un salaire qui est fixé de façon collective, un certain cadre collectif, etc. Il y a toute une série d’institutions qui règlent le rapport entre les travailleurs et les patrons, ce qui n’existe pas dans le rapport entre locataires et propriétaires. Les gens sont atomisés, chacun·e a son logement individuel et c’est très compliqué de mener une lutte. La propriété, même si on disait qu’elle n’était pas partagée par un grand nombre, reste relativement éclatée. La plupart des gens ont un propriétaire différent…

S: Je suis d’accord qu’il faut des cadres collectifs mais je pense aussi qu’on a de plus en plus besoin d’avoir des propositions différentes. J’aime bien ce qu’ils font en community land trust, en termes de création de communauté par exemple[31]. Il faudrait aussi plaider pour plus de logements sociaux, sans forcément les idéaliser. C’est important de se rassembler pour s’opposer mais je me demande si on n’a pas aussi intérêt à se rassembler pour proposer des choses en matière de logement. Je crois que des coopératives pourraient revoir le jour d’une façon beaucoup plus intéressante. Mais c’est peut-être un espoir un peu vain, vu que chaque fois qu’une proposition arrive sur la table, elle ne parvient pas à récolter de l’argent. Ils essaient avec Fairground[32], en faisant le pari qu’il y a plein de gens qui se disent de gauche et qui ont de l’argent sur leur compte en banque… ça n’est pas facile de récolter cet argent. Les gens qui ont de l’argent sur leur compte en banque n’ont pas envie de l’investir dans quelque chose dans lequel ils ne sont pas partie prenante. On n’y est pas encore mais il y a matière à chercher et à approfondir les propositions de collectivisation.

P: Je pense qu’un des enjeux concerne le fait que ce soit un rapport d’exploitation indirect où le travail  fourni n’est pas visible. On paye une partie de notre salaire après coup, et on ne voit pas que le propriétaire a en réalité très peu de frais et qu’il se met une grosse partie du loyer dans la poche.

L : Tout à fait. Quand tu vas au boulot, tu dois te lever tous les matins, te rendre sur place, te prendre des remarques pas toujours très agréables, suivre des ordres, etc. Ça occupe ton temps. Le rapport d’exploitation est assez évident. Alors qu’à l’inverse, quand tu rentres, tu es content d’être chez toi, tu as l’impression que ça te rend un service qui te fait du bien. J’ai l’impression que ça s’applique aussi pour les transports, parce que c’est ce qui nous permet de nous déplacer. On ne se dit pas : « Je suis occupé à payer pour pouvoir aller me faire exploiter ». C’est moins direct, comme tu disais Pedro, et moins évident.

H : Oui, d’ailleurs on entend souvent les gens dire des choses comme : « Mais c’est normal que je paye mon loyer, mon proprio est vraiment hyper gentil. », « Le loyer n’est pas si élevé » … Ce qui revenait souvent aussi c’était les locataires, en général dans des ménages très pauvres ou racisés, qui étaient reconnaissants de leur propriétaire, du fait qu’il veuille bien d’eux, comme s’il leur faisait une faveur… Je me souviens aussi de tous les propriétaires-occupants ou ceux qui sont en train de louer pour rembourser un prêt et pour qui notre appel à la grève était inaudible. Ils voyaient la banque comme étant le réel problème.  Ils se voyaient comme étant eux-mêmes des victimes de ce système de propriété alors qu’ils étaient en train de devenir propriétaire. Ça compliquait toute remise en question critique des loyers et de la propriété.

P : Je pense que notre travail, c’est de remettre en lumière ce rapport d’exploitation et de montrer à quel point les locataires travaillent en partie pour payer leurs loyers et que les propriétaires, eux,  doivent fournir très peu de travail pour mettre le logement en location.

M : Comment envisagiez-vous la portée de votre action ? L’horizon dépassait-il le Covid ? 

L : On s’était pris une claque dans la gueule avec le confinement. Le sens des réalités était assez perturbé. Aujourd’hui, on peut dire « Oui, bien sûr, qu’on ne s’attendait pas à abattre la propriété privée ce jour-là », mais je crois qu’il y a quand même un truc qui était vraiment étrange. On ne comprenait pas trop ce qui nous arrivait et on ne mesurait pas trop ce qui était possible ou pas. Toute la société s’était arrêtée du jour au lendemain. Il n’y avait que des cartes blanches qui parlaient du monde d’après. On ne savait pas trop quelle portée réelle aurait notre appel à la grève, mais on avait bien conscience qu’il comportait une grosse dimension utopique.

S: A un moment donné, on estimait qu’entre 20 et 30% des locataires de New York ne payaient possiblement plus leurs loyers. C’est énorme. Moi, ça m’a vachement perturbée que tout soit à l’arrêt et que le système tienne. J’imagine que si j’avais été plus âgée et plus politisée au moment de la crise de 2008, ça m’aurait fait le même effet. Et je comprends mieux maintenant, quand je lis David Graeber, la désillusion qu’a été l’après 2008. Ce moment où tout était à l’arrêt et où le système capitaliste continue, et de plus belle ! C’est une claque. Dans ce contexte-là, l’arrêt du paiement des loyers apparaissait comme un mode d’action réellement impactant pour ébranler le système. Ça n’a pas marché, mais en théorie, ça pourrait.

L : On a bien fini par constater qu’il y avait moins de 20 % des locataires de Bruxelles qui étaient rentrés en grève. Donc, on a fait le bilan, noté que ça n’avait pas bien marché et décidé qu’il fallait qu’on n’aille pas plus loin avec cette proposition-là. On a décidé de maintenir le site et le numéro de téléphone, de garder la caisse à disposition si besoin. On s’est dit qu’on allait nous retrouver avec une partie des gens qui, à l’issue de la grève et/ou du Covid, risqueraient des expulsions. D’autant plus qu’il y avait eu un moratoire sur les expulsions qui était sur le point de prendre fin, donc il y avait potentiellement une file d’attente d’expulsion qui risquait d’arriver d’un coup. C’était dans la même logique d’essayer de politiser ces questions de logement et de s’organiser collectivement.

S: Mais il y avait aussi une espèce d’idée vague de se dire qu’une personne menacée d’expulsion ne pouvait que se mobiliser. On n’est pas là pour faire le bilan du Front Anti-Expulsions, mais on s’est vite rendu compte que le moment de l’expulsion n’est pas un bon moment pour se mobiliser. Il faut le faire en amont, d’où la stratégie de construction d’un syndicat des habitants. En fait, une chose dont on n’a pas encore parlée, qui était plus présente dans Action Logement Bruxelles, mais qui était aussi présente dans le collectif Grève des loyers, était cette idée d’inversion de la charge de la preuve. Parce qu’on vit dans un système où c’est toujours au pauvre de montrer qu’il est vraiment dans la merde et que c’est quelqu’un de bien. Et dans cette remise en question de la propriété privée, de la logique de payer son loyer, il y avait aussi la volonté d’inverser ce rapport-là. Annuler les loyers ou demander de faire la grève, c’était dire « On arrête de payer. Si ça met le propriétaire dans la merde, alors c’est à lui de montrer qu’il a besoin d’argent. » Je pense que Balance ton Proprio[33], c’est la suite de cette réflexion-là. Au fond, l’idée centrale est de se demander qui devrait avoir honte, le locataire qui ne paye pas son loyer chaque mois ou le rentier qui a une attitude complètement délirante ?

 

Ainsi, malgré des efforts soutenus, la grève des loyers n’a pas fonctionné à Bruxelles en 2020. Certaines hypothèses soulevées dans l’entretien expliquent cet échec par le manque de soutien reçu de la part du milieu associatif, pour des raisons diverses, mais se rapportent surtout à la structure de la propriété privée à Bruxelles, et, dans une moindre mesure, à une naturalisation du rapport d’exploitation entre propriétaire bailleur et locataire. Nous l’avons déjà évoqué : le rapport de force est beaucoup plus favorable aux locataires lorsque ceux-ci peuvent collectiviser leur action contre un seul et unique bailleur, plutôt que d’être dispersés dans une multitude de « duels » atomisés les uns par rapport aux autres. « Diviser pour mieux régner » ou « l’union fait la force » : l’issue du contentieux, finalement, dépend de la maxime qui prévaut. C’est pourquoi les logements sociaux[34], les résidences étudiantes et les foyers de travailleurs migrants (FTM) comme la Sonacotra (aujourd’hui nommée Adoma), sont des lieux propices à des mouvements de locataires. De plus, malgré la proéminence de la relation bailleur-locataire, celle-ci est rarement questionnée et ne provoque que peu d’émois. L’injustice de devoir payer un loyer alors qu’on subit une perte de salaire n’a peut-être pas été globalement partagée par une grande partie de la population. Or, cette indignation collective constituerait une des trois conditions importantes de mobilisation selon des collectifs espagnols[35]. En effet, pour qu’une grève réussisse, trois ingrédients sont indispensables : un sentiment d’insatisfaction partagé, une grande portée et un soutien massif de la part d’organisations progressistes (partis, associations, syndicats)[36]. Dans le cas bruxellois, en se basant sur notre entretien, on peut dire que cette insatisfaction était bien présente, mais plutôt à l’encontre des décideurs politiques que des bailleurs. Quant à la portée, elle fut relativement faible : le mouvement n’est parvenu à toucher qu’une infime partie de la population. Mais l’appel bruxellois a sans doute surtout souffert d’un cruel manque de soutien : hormis quelques collectifs militants, la quasi-totalité des structures qui auraient pu épauler la grève ont répondu aux abonnés absents. Nous émettons par ailleurs l’hypothèse que le fait que le mouvement soit porté par des personnes majoritairement blanches qui étaient capables de payer leur loyer (et qui donc, rappelons-le, n’ont pas participé à la grève) ait pu jouer un rôle quant à sa non massification. En effet, la distance sociale avec le « public cible » pourrait avoir participé à une faible adhésion, comme dans n’importe quelle mobilisation militante. Occulter l’aspect migratoire et racial, même inconsciemment, peut contribuer à créer des angles morts dans une stratégie. Le principal angle mort doit sans doute être identifié du côté de la manière dont on comprend le rapport bailleur-locataire, comme celui d’un réseau d’obligations qui lie le bénéficiaire d’un service à celui qui prodigue ce service. Transposée au monde du travail, cette relation apparaît immédiatement comme absurde, ou, à la rigueur, très représentative de l’idéologie capitaliste, hors de laquelle il ne se trouvera personne pour affirmer en pleine conscience que l’employeur, lorsqu’il cheville par contrat son employé à l’infrastructure de travail au moyen de laquelle il générera une plus-value moyennant salaire, lui « rend un service ».

3. Pistes d’approfondissement

Nous approfondirons certains des éléments évoqués ci-dessus dans la partie qui suit. Dans un récent travail, Hugo Périlleux, géographe mentionné dans l’entretien, remet précisément en cause la structure de la propriété privée à Bruxelles. Une des hypothèses explorées en filigranes lors de l’entretien est que c’est précisément cette structure qui empêcherait une mobilisation efficace de la part des locataires, en plus du fait que ces derniers ne se considèrent pas comme faisant partie d’une classe exploitée en tant que telle. Or, nous démontrerons que l’asymétrie dans la relation entre propriétaires et locataires doit être comprise comme un rapport de forces absolument favorable aux premiers, et que, même si celui-ci n’est peut-être pas si explicite et marqué que dans le rapport salarial – où la subordination est reconnue par tous – il n’en reste pas moins un pur et simple rapport d’exploitation. Pour ce faire, nous aborderons le cas des expulsions locatives à Bruxelles, puis nous montrerons qu’au niveau des pouvoirs publics, ce sont les intérêts des propriétaires qui priment. Enfin, nous verrons, à travers l’exemple de la grille des loyers, que même les dispositifs mis en place pour réguler les prix pâtissent de cette asymétrie.

La structure de la propriété privée à Bruxelles 

Dans sa recherche, Périlleux opère un changement de focale : il aborde la question du logement à travers le profil des propriétaires bailleurs, jusqu’ici peu documenté, et non celui des locataires[37]. Ainsi en parlant de « rente » plutôt que de « loyer », il montre où va l’argent versé aux bailleurs par les locataires – qui représente, pour les plus précaires, 40 % de leur budget[38] – à quoi il sert et ce qu’il permet d’entretenir comme système.

Nous reprendrons quelques résultats clés issus de sa recherche et nous les mettrons en lien avec l’expérience de la grève des loyers. Ce faisant, nous partons de l’hypothèse que l’échec de cette grève peut être en partie expliqué par la répartition de la propriété bailleresse à Bruxelles.

Environ 60 % des ménages bruxellois sont locataires[39] et les loyers ne cessent d’augmenter de manière constante depuis 1985[40]. Les deux figures principales de propriétaires que l’on s’imagine sont celles de « la pauvre petite pensionnée[41] » ou des « grandes sociétés capitalistes[42] ». Il peut être pratique de s’emparer de l’une ou l’autre figure en fonction de qui on cherche à défendre ou à dénoncer : les syndicats de propriétaires préfèrent employer la première alors que les militants pour le logement utilisent plutôt la seconde. Ces deux figures, bien qu’existantes, ne représentent que très imparfaitement la structure réelle de la propriété bailleresse. En effet, Périlleux démontre que la propriété bailleresse est loin d’être détenue par une minorité financiarisée[43], même si on serait tentés de le croire au vu des recherches sur la financiarisation qui « contribuent à en surestimer l’importance[44] ». Périlleux, reprenant B. Christophers, défend que :

le focus mis sur les grands acteurs financiarisés conduit à détourner l’attention – scientifique et politique – de ce qui constitue la majorité de la propriété résidentielle bailleresse, qu’elle soit mesurée en nombre de bailleurs, en surface détenue ou en valeur locative. (…) A mon sens, ce focus sur les très grandes entreprises détentrices de logements a pour effet d’occulter l’importance des plus petits propriétaires bailleurs, voire même à les exonérer de leur emprise bien réelle, mais peu perceptible, sur le marché locatif résidentiel[45].

Loin de l’imaginaire d’un monopole de la finance, la propriété est plutôt morcelée et aux mains de petits propriétaires, ne possédant que peu de logements[46]. Ceci rend compliquée l’organisation des locataires qui se trouvent dans une situation comparable aux travailleurs dans des petites ou moyennes entreprises avec peu d’employés et qui ont du mal à s’organiser face à un petit patron, le tout dans une ambiance qui se veut familiale et non conflictuelle. Ces petits propriétaires sont relativement aisés et vivant pour la plupart en dehors de Bruxelles[47]. Quant aux propriétaires dits pauvres, ceux-ci existent mais sont plutôt minoritaires[48].

La relation bailleur privé-locataire concernant une majorité d’habitant·es bruxellois, il convient de la questionner pour mieux la comprendre. Quels mécanismes sont à l’œuvre au sein de cette relation asymétrique ?

Injustice du loyer et antagonisme des intérêts

Selon Périlleux, la relation locative implique un transfert de revenus, des plus précaires vers les plus aisés :

la propriété bailleresse induit un transfert de revenus qui globalement part de ménages plus pauvres vers des ménages plus aisés. En effet, plus de 75% des logements mis en location par des personnes physiques qui résident en Belgique appartiennent à des propriétaires qui se situent dans les 5 derniers déciles de revenus[49].

Or, ce transfert n’est justifié que par le droit de propriété et peut s’apparenter à une appropriation, certes indirecte, des fruits du travail des locataires, c’est-à-dire de façon résumée leur salaire. Périlleux s’attarde sur le coût que cela génère d’être bailleur et la part nécessaire du loyer pour couvrir les frais relatifs au maintien d’un appartement. Il a démontré qu’environ 50% du loyer, en moyenne, servait à payer les divers frais, taxes et travaux : l’autre moitié irait donc directement dans la poche du bailleur[50]. En d’autres termes, celui-ci reçoit de l’argent pour la simple mise à disposition d’un bien dont il ne se sert pas, et se fait un profit sur un droit fondamental :

[p]our le logement, on ne voit que l’utilité du logement et le montant du loyer, sans regarder le rapport social entre le locataire et le propriétaire, alors qu’il me semble que c’est un rapport social d’exploitation.

Les propriétaires bailleurs vont mettre quelques journées de travail pour entretenir leur bien tandis que les locataires doivent dépenser de l’ordre de 30,40 voire 50% de leur salaire, c’est-à-dire une à deux semaines de travail par mois, uniquement pour payer leur logement. Les propriétaires arrivent donc à s’accaparer le travail de leur locataire, et ce uniquement grâce à la détention d’un titre de propriété[51].

À travers ses calculs, Périlleux montre également le manque à gagner fiscal. En effet, si l’on considère qu’une part du loyer (sinon son entièreté) est injustement perçue, alors nous pourrions taxer beaucoup plus les bailleurs, et utiliser cet argent pour tenter de résorber la crise du logement. Il propose de geler les loyers avant de les taxer, pour éviter que la taxation pénalise les locataires en se reportant sur ceux-ci[52]. Enfin, pour lui, « un loyer juste, ce ne serait pas celui que dicte le marché, mais plutôt un loyer sans enrichissement[53]».

À partir du moment où il y a injustice et exploitation, nous pouvons aisément parler d’un rapport conflictuel. Les propriétaires bailleurs ont tout intérêt à ce que les loyers augmentent, vu que cela participe à leur enrichissement mais également, dans certains cas, à leur assurer un avenir plus confortable, en tant que substitut à une sécurité sociale défaillante[54]. Il en découle qu’une hausse des prix de l’immobilier est souhaitable pour les propriétaires qui auront tendance à vouloir protéger la valeur actuelle ou future de leur bien et qui seront moins enclins à voter pour des partis proposant des politiques redistributives ou prônant un interventionnisme de l’État en matière de politiques de logement, comme une régulation des loyers. Ben Ansell et Asli Cansunar, dans leur article sur les conséquences de la non accessibilité au logement[55], va même jusqu’à montrer qu’en devenant propriétaire, on vote plus tendanciellement à droite[56]. Enfin, le taux de propriété dans les pays européens est plus élevé chez les personnes votantes[57], renforçant par là le statu quo et permettant de garantir des mesures qui leur sont favorables. Si donc propriétaires et locataires ont par définition des intérêts antagonistes, ce sont surtout les premiers qui bénéficient de l’oreille – et de la protection – de l’État.

Nous avons mis en évidence que le manque de soutien de la part du milieu associatif et syndical était l’un des principaux facteurs permettant d’expliquer l’échec de la grève des loyers. Si l’on en croit les personnes interrogées par nos soins, la « classe encadrante », qui fait aussi partie de la gauche associative et syndicale, n’aurait pas suivi l’appel à la grève pour la simple raison que celui-ci pouvait menacer, directement ou indirectement, leur portefeuille actuel ou futur. C’est également ce que soulève Périlleux dans sa recherche[58]. Celui-ci propose de changer de stratégie en tentant de rallier une partie des propriétaires, celleux qui occupent leur logement, aux locataires :

[C]e travail invite à repenser les lignes de fracture entre classes et, par voie de conséquence, les alliances possibles, ou au contraire très difficiles à construire, entre celles-ci. (…)

Dans le cas du logement, selon cette optique, il importerait de distinguer trois classes, auxquelles correspondent trois positions différentes à l’égard de la propriété : la location, la propriété pour l’usage et la propriété pour le bail. Si les locataires sont dominés par les propriétaires bailleurs, via l’extraction de la rente, en revanche ils ne subissent pas a priori d’influence néfaste de la part des propriétaires occupants. Dans ce contexte, il paraît envisageable de casser le front actuel entre ces derniers et les propriétaires bailleurs, en les ralliant aux locataires. En effet, les propriétaires bailleurs font aussi entrave aux nouveaux propriétaires occupants, bien que ceux-ci puissent potentiellement s’identifier comme de potentiels bailleurs. Cette alliance permettra, à mon sens, de davantage isoler la minorité de propriétaires bailleurs et engranger des victoires pour le droit au logement[59].

C’est tout l’objectif du nouveau syndicat d’habitant.es qui vient d’être lancé en région bruxelloise : « WUUNE (« habiter » en bruxellois), c’est un syndicat d’habitant·es qui veut rassembler les locataires et propriétaires-occupant·es de Bruxelles pour obtenir des victoires significatives en matière de logement[60] ». Il s’inspire de principes syndicaux traditionnels tels que la cotisation et l’action directe, et tend vers une auto-organisation qui donne le pouvoir à ses membres[61]. Nous ne pouvons que saluer et encourager ce type d’initiative.

Soulignons qu’une autre initiative est en cours de construction du côté de certains propriétaires bailleurs qui ne se sentent pas représentés par le syndicat national des propriétaires. Le collectif BADAL, pour « Bailleurs-Acteurs du Droit au Logement », souhaite ainsi « rassembler les bailleurs désireux de faire partie de la solution plutôt que du problème[62] ». Bien que la démarche prête le flanc à la critique, sachant qu’un propriétaire bailleur, même s’il défend et propose des mesures progressistes, reste dans une position de domination qu’on peut qualifier d’injuste par rapport à son locataire, cela reste une meilleure alternative que le syndicat actuel des propriétaires[63]. L’avenir nous dira s’il s’agira simplement d’une réitération de la figure contestable du « patron de gauche[64] », version logement.

Les expulsions locatives 

La partie la plus visible – et de loin la plus violente – du rapport asymétrique entre les propriétaires bailleurs et les locataires est sans doute (la menace de) l’expulsion locative. C’est également le risque que court toute personne qui ne paye pas son loyer. Que ce non- paiement soit politique et prenne la forme d’une grève est en l’occurrence accessoire, étant donné qu’il n’existe pas de droit de grève dans le cadre de la location. Les locataires qui souhaitent utiliser la grève comme outil de négociation se retrouvent donc sans protection juridique et peuvent uniquement dépendre de la solidarité et de la force d’un mouvement de masse. Ces choses-là étant absentes lors du mouvement bruxellois de 2020, il fallait se prémunir. D’où la création d’une caisse de grève qui sert aujourd’hui au Front Anti-Expulsions. Ce risque d’expulsion a joué un rôle de dissuasion, et à raison, au vu des conséquences désastreuses d’une telle procédure sur les locataires[65].

Selon l’article de Godart et al., il y a en moyenne 11 expulsions prononcées par jour à Bruxelles[66]. La majorité concerne des  arriérés de loyers « dont le montant médian s’élève à 2900 €[67]». Une décision d’expulsion est, dans 60% des cas, prise en l’absence d’un locataire[68], l’empêchant de pouvoir se défendre. Sur la question de la défense, les auteur.es ajoutent que « les locataires ne sont représentés par un avocat qu’une fois sur 10, alors que c’est près de 7 fois sur 10 pour les bailleurs[69] ». Ces constats chiffrés permettant aisément d’affirmer que « [t]elle qu’elle se déroule de fait actuellement, la procédure judiciaire d’expulsion renforce donc le déséquilibre de pouvoir inhérent à la relation bailleur-locataire[70] ». Ceci est d’autant plus vrai que la majorité des expulsants sont des bailleurs privés[71], ce qui est logique puisque ceux-ci constituent la majorité des bailleurs, comme nous l’avons vu plus haut. Les auteur.es relativisent la supposée responsabilité individuelle des locataires en affirmant que :

[c]es constats nous amènent à souligner la dimension structurelle des expulsions de logement à Bruxelles : la cause profonde de ces expulsions est moins les loyers impayés que les loyers impayables pour une grande part de la population[72].

Ainsi, le risque de l’expulsion présente un caractère dissuasif pour les personnes envisageant de retenir ou de ne pas payer leur loyer dans une visée stratégique. Cette réflexion s’est concrétisée par la création du Front Anti-Expulsions, à la suite du mouvement pour la grève des loyers, comme nous l’avons vu dans l’entretien. Aujourd’hui, ce front tente de politiser les expulsions en y injectant de la solidarité et en y apportant une visibilité.

La grille des loyers

Le gouvernement bruxellois a instauré, depuis 2018, une grille des loyers indicative qui était pensée au départ comme un outil de la régulation des loyers. Cette grille, qui est purement indicative et n’a jamais été rendue contraignante, a été mise à jour en 2021 par des chercheurs de l’IGEAT, dont Hugo Périlleux et Pierre Marissal[73]. L’idée de la grille est de déterminer un loyer médian de référence pour un logement donné en fonction de certaines de ces caractéristiques. Un loyer qui dépasserait de 20 % le loyer de référence peut être contesté en s’emparant dans un premier temps d’une commission paritaire locative (à ce jour inexistante) puis, à défaut d’un accord, en saisissant un juge de paix qui a pour mission de trancher du caractère abusif ou non du montant.

La première version de la grille contenait des valeurs assez éloignées de la réalité du marché, en raison de la méthode employée pour la réaliser[74]. La nouvelle grille représente mieux le marché, et c’est précisément pourquoi elle est critiquable : son point de référence reste un marché non régulé. C’est un choix politique que de se baser sur ce marché qui connaît une envolée des prix continue depuis des années pour déterminer des valeurs « normales » de loyers, alors que les salaires connaissent, globalement, une stagnation sur la même période :

C’est donc le marché qui est pris de manière fétichisée comme référence pour l’estimation des ‘justes’ loyers. Dans ces conditions, le niveau général des loyers ne peut jamais, par définition, être considéré comme excessif. L’ambition se borne à réduire les écarts autour de ce niveau, sans le remettre lui-même en cause, aussi élevé soit-il.

Cette approche soulève pourtant de graves difficultés. Tout d’abord, pourquoi le marché conduirait-il à des niveaux justes, puisqu’on reconnaît par ailleurs qu’il conduit à des écarts qui ne le sont pas ? (…) De fait, les loyers ont augmenté de plus de 80% au-delà de l’inflation entre 1986 et 2020[75].

Par ailleurs, Périlleux et Marissal soulignent d’autres limites de cette grille des loyers, comme le fait que c’est aux locataires de prendre l’initiative de contester le loyer. Encore faut-il que ceux-ci aient les moyens d’entamer la démarche. Démarches qui sont, nous l’avons vu, risquées, au vu du rapport de force en faveur des bailleurs dans un contexte de pénurie de logements abordables à Bruxelles. Un autre élément à prendre en compte est la possibilité que la grille ait des effets contre-productifs en baissant les loyers de ménages relativement aisés qui en auraient le moins besoin, et augmenter celui des ménages les plus précaires. Les auteurs concluent que, malgré tout ce qu’elle semblait promettre, la grille n’est peut-être pas l’outil le plus adapté pour réguler le marché locatif et ils appellent à « en finir avec la grille des loyers… et la rente locative[76] » avec des solutions fiscales.

Conclusion

Au vu du rapport d’exploitation que nous avons tenté de mettre en évidence, nous avons cherché à démontrer que, même si elle est techniquement difficile à mettre en œuvre et rarement victorieuse, une grève des loyers est un outil tout à fait légitime dans le marché du logement actuel à Bruxelles, où la majorité des habitant·es de la ville sont des locataires. Il nous semble qu’un des apports de l’appel à la grève en 2020 a été de radicaliser le discours sur le logement dans le sens premier du terme, en invitant à comprendre ce qui, à la racine, pose problème dans le marché du logement. L’entretien que nous ont accordé les membres du collectif « Grève des Loyers – Huurstaking Belgiëque » nous a permis de montrer à la fois pourquoi il a été difficile de susciter une mobilisation d’ampleur autour de cette grève, mais aussi et surtout pourquoi elle semblait tout à fait nécessaire. En effet, la propriété bailleresse à Bruxelles est loin d’être aux mains de quelques multipropriétaires et est plutôt éclatée. De plus, nous avons tenté de montrer à quel point le rapport de force favorise les bailleurs, l’expulsion locative étant l’arme la plus puissante des propriétaires[77] et les propositions de régulation des loyers demeurant limitées et insuffisantes en l’état. À l’époque de la révolution industrielle et de l’essor de l’industrie charbonnière, les propriétaires des mines proposaient, par pure bonté d’âme naturellement, à leurs ouvriers de vivre, pour un loyer modique, dans les corons, qui jouxtaient commodément le lieu de travail d’une classe laborieuse qu’on avait amputée de pratiquement tout son temps libre. La manœuvre, grossière et sinistrement efficace, permettait de réinjecter immédiatement une partie significative du salaire dans le capital. Le circuit passe aujourd’hui sans doute par davantage d’intermédiaires, mais si l’on pense en termes de rapport de classe, force est de constater que le capital n’a rien perdu de son effet boomerang.

Loin de vouloir minimiser la force de frappe d’une grève des loyers et d’en dépeindre un portrait défaitiste, nous avons voulu documenter un aspect de cette lutte et tenter d’en tirer des leçons en la confrontant à d’autres expériences afin de proposer une lecture critique et utile – nous l’espérons – à la construction des luttes à venir.