Gouverner par la dette - Éléments critiques pour déconstruire les dettes et leurs obligations

Gouverner par la dette

Quand on ne nait pas héritier, s’endetter est une condition sine qua non de la vie sociale. Et, dès lors que l’on est issu de classes dites « populaires », que pourrait-on faire d’autre que de s’endetter pour tenter d’améliorer notre condition sociale ? Du moins, on le fera pour rejoindre la classe moyenne des petits propriétaires. Derrière chaque dette s’exposent pourtant une violence et une domination extrêmement puissantes, capables d’obliger, de discipliner et de moraliser des pans entiers de la population, qui en devient beaucoup plus docile et gouvernable. Quels sont les ressorts critiques permettant de déconstruire cette relation de dette, morale avant d’être financière ? Peut-on s’émanciper de l’obligation de rembourser ses dettes ? Faut-il lutter contre les créditeurs ?

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INTRODUCTION

La dette pourrait sans doute être décrite comme la pierre angulaire économique la plus fondamentale du capitalisme contemporain. Qu’elle soit publique ou privée, la dette intervient aujourd’hui comme objet central de la quasi-totalité des opérations du marché global, en même temps que de nombreuses luttes sociales, ainsi que de nombreux désastres tant individuels que collectifs et sociétaux. La dette est de ce fait une puissance fondamentale de l’économie. Nous voudrions toutefois argumenter que sa fonction proprement économique intervient en fait comme le corrélat d’une fonction plus fondamentale qui touche la capacité humaine à faire société. En effet, décrivant un rapport social asymétrique entre créancier et débiteur, entre obligeant et obligé, la dette entretient un rapport avec les fondements de la socialité humaine (de ce qui lie socialement les humains entre eux) ainsi qu’avec ceux de la moralité, sans doute bien plus que l’échange égalitaire entre individus qui, souvent, a été mis à l’origine de l’économie. Comme l’a souligné Maurizio Lazzarato à la suite de Nietzsche d’abord et de Deleuze et Guattari ensuite,

[l]e paradigme du social n’est pas donné par l’échange (économique et/ou symbolique), mais par le crédit. Au fondement de la relation sociale il n’y a pas l’égalité (de l’échange), mais l’asymétrie de la dette/crédit qui précède, historiquement et théoriquement, celle de la production et du travail salarié. […] la dette est un rapport économique indissociable de la production du sujet débiteur et de sa « moralité ».[1]

Faire l’histoire de la dette est un geste important : il révèle vite la part mythologique et idéologique profonde que revêt la doctrine économique classique[2] sur l’évolution de l’échange généralisé vers sa formalisation économique contemporaine. Cette même histoire atteint pourtant aujourd’hui un point de limite qui confère au crédit un rôle de régulation sociale qui a rarement été aussi crucial : dans le contexte d’une financiarisation radicale de la société propre à l’ère néolibérale, la dette intervient désormais comme une fonction manifestement régulatrice du gouvernement des populations et de leur subjectivité, en plus d’être une fonction productrice de valeur économique au sein du marché globalisé. Il s’agira donc de se demander ce que peut bien signifier « produire un sujet débiteur », si tant est qu’on accepte – ce sera notre hypothèse – qu’il s’agit là de l’acte néolibéral par excellence.

Dans son Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, Gilles Deleuze faisait de l’« homme endetté » la nouvelle figure d’un capitalisme du contrôle, venant remplacer l’« homme enfermé » des sociétés disciplinaires, laissant ouverte la question de la filiation historique et conceptuelle liant endettement et enfermement[3]. Une autre façon, plus spécifique, de s’intéresser à cette figure centrale de l’endettement peut être d’évaluer qui sont les endettés d’aujourd’hui et de voir s’ils présentent des caractères sociologiques communs : n’y aurait-il pas, par exemple, un déplacement important des cadres de la lutte des classes opposant traditionnellement bourgeois et prolétaires vers une opposition entre créanciers et débiteurs ? L’endettement ne produirait-il pas, aujourd’hui, quelque chose comme une conscience de classe commune aux endettés ? Un tel déplacement n’aurait-il pas un intérêt critique, celui de permettre une interrogation radicale de la prétendue tercéisation sociale (trois classes sociales, plutôt que deux) amenée par la centralité des « classes moyennes », aujourd’hui devenues le type idéal de la population en démocratie occidentale ? L’approche que nous voudrions ici proposer est à la croisée de ces hypothèses de lecture.

Dès la grande crise financière de 29, et plus particulièrement dès les années 1960 en France[4], l’importance stratégique du concept de classe moyenne[5] comprise comme masse stabilisatrice de la société capitaliste devient inséparable de la généralisation et de la démocratisation de l’accès au crédit bancaire pour les particuliers, le fait d’emprunter de l’argent devenant de facto un moyen privilégié pour engager les populations à faibles revenus dans l’idée d’une mobilité sociale[6] élargie. Il devenait en effet possible, grâce à l’endettement, de devenir propriétaire et d’acquérir des biens de consommation jusque-là inaccessibles. L’institution d’une société ternaire (avec les trois classes sociales que sont les prolétaires, les petits-bourgeois ou classe moyenne, et les bourgeois ou classes nanties) où – par conséquent – les antagonismes de classes voient leurs frontières classiques se déplacer et se brouiller, a pour partie, nous le verrons, un lien très serré avec la question de l’endettement. L’objet de cette analyse sera, précisément, de montrer la fonction normative et idéologique de l’économie de la dette : combien la démocratisation de l’endettement intervient dans la production de la subjectivité des individus (comment ils se comprennent comme sujet), leur imposant d’une façon particulièrement insidieuse l’intériorisation d’une discipline financière tout en générant, par-là même, des situations de domination considérables et omniprésentes. Nous suivrons un raisonnement en trois étapes : il s’agira d’abord d’envisager, grâce à des statistiques récentes, l’étendue du phénomène d’endettement et la nature de sa distribution sociale. Nous verrons, ensuite, combien la nature de ce phénomène dépasse son contenu purement financier et en quoi, au niveau primaire, la dette est un problème de moralisation des sujets sociaux. Nous verrons enfin que cette morale de la dette s’appuie sur un système de capture, à la fois de capitaux, des temps subjectifs et des modes de vie attendus par la société capitaliste. Notre question transversale et conclusive sera, sur cette base, d’envisager combien l’émancipation ne signifie pas, aujourd’hui, se libérer du devoir imposé par la dette et ses obligations. Ou, pour reprendre une formulation d’Yves Citton, s’il n’est pas urgent de « se libérer de la rengaine du remboursement »[7].

I – DES ENDETTÉS EN BELGIQUE

La Belgique[8] est dotée d’un Observatoire du crédit et du surendettement qui mène un travail de veille analytique sur la question de l’endettement de la population. Son annuel Rapport général sur la consommation et le crédit aux particuliers présente des chiffres assez éclairants pour saisir l’ampleur du phénomène de la dette privée. En 2017, la Belgique comptait 6.263.062 emprunteurs, ce qui signifie que 55,18% de la population belge était endettée. Si l’on déduit du chiffre global de la population belge les individus ayant moins de 18 ans, on passe à un pourcentage de presque 70% des individus adultes qui sont endettés. D’autres données sont intéressantes à relever eu égard au problème que nous discutons présentement. Le graphique suivant[9] croise deux informations assez révélatrices, à savoir la répartition des « emprunteurs défaillants » (dont on estimait, en 2017, la quantité à 363.573 individus) par tranche d’âge (en bleu) et le pourcentage des personnes concernées, pour chacune de ces tranches d’âge, par des défauts de paiement en matière de crédit (en orange[10]).

On observe une tendance beaucoup plus nette au défaut de paiement (c’est-à-dire au risque de situations de surendettement) dans la tranche d’âge allant de 25 à 64 ans, soit l’équivalent des périodes de carrière des travailleurs·euses. On peut donc aisément en conclure que la/les relation(s) de dette privée, en plus de toucher près de 70% de la population belge, fragilise(nt) très directement une part importante des individus salariés : une part plus que significative du salaire de ces populations passe dans le remboursement de dettes, et ce au point que des crédits surnuméraires doivent demeurer en défaut de paiement. Il est sans doute trop tôt pour exposer l’intrication réciproque entre ces deux rapports sociaux inégalitaires que sont le salariat et l’endettement, mais il semble déjà évident que l’un et l’autre concernent la même section de la population (sans trop de détails, l’accès au crédit, et en particulier au crédit immobilier, est conditionné par l’accès à un revenu stable et assuré, ce qui est le plus souvent garanti par l’existence d’un salaire).

Nous pouvons, du coup, faire un pas de plus en ce sens à partir d’une synthèse (réalisée par le même observatoire) des profils récurrents des demandeurs de médiation/règlement collectif de dettes, soit des personnes qui sont touchées le plus fortement par le surendettement. Il y est notamment explicité que :

De manière générale, les personnes en médiation de dettes au sein d’un S.M.D. (Service de Médiation de Dettes, ndr) sont principalement des personnes isolées sans enfant alors qu’elles sont nettement moins nombreuses à vivre en couple sans enfant. Elles ont un niveau d’instruction moyen, ayant obtenu leur diplôme du secondaire (inférieur ou supérieur). Toutefois, on constate une nette surreprésentation des personnes faiblement diplômées. Dans les trois régions du pays, les personnes sollicitant un S.M.D. agréé sont majoritairement sans activité professionnelle. Elles perçoivent de faibles revenus et, même s’il s’agit de personnes rémunérées par une activité professionnelle, il s’agit de travailleurs à (très) faibles revenus.[11]

Ce que nous indiquent ces éléments supplémentaires, quand nous les mettons en perspective avec les premiers éléments statistiques que nous présentions, tient de l’évidence mais mérite d’être relevé : si l’intégration au système des revenus (salariés ou non) correspond, concomitamment, à l’entrée dans le système de l’endettement, ce sont les individus qui forment les franges dites « populaires » et « précaires » qui sont les plus exposés aux risques importants que charrie la dette (ce sont ces personnes qui ont davantage tendance à se surendetter). Il semble en effet se dessiner ici un cycle trivial mais néanmoins redoutable : le peu de moyens disponibles conduit les personnes précaires à engager leur revenus dans des dettes qui vont, à terme, absorber ce qui, de l’exploitation de leur force de travail, leur revient sous la forme d’un salaire. Si bien qu’à l’intérieur du rapport inégalitaire qui lie les débiteurs à leurs créanciers s’insinue une inégalité plus fondamentale qui impacte la capacité des plus précarisés à s’extraire du cycle de reproduction de leur condition socio-économique précaire. Par ailleurs, ce système de la dette privée permet aux créanciers, soit à un certain nombre d’opérateurs financiers (banques, prêteurs, enseignes commerciales, etc.), de prélever – grâce aux intérêts – une plus-value sur les revenus du travailleur qui s’ajoute à la plus-value qu’il produit directement pour son employeur, ou une plus-value sur les revenus du bénéficiaire de revenus d’assistance (il s’agit là de l’un des nombreux niveaux où la dette permet à des opérateurs privés de capitaliser par prélèvement d’intérêts sur la circulation de l’argent public, en se faisant rembourser par prélèvement sur les allocations sociales).

Il devient légitime, sur cette base « simple » (de nombreux éléments supplémentaires pourraient, par ailleurs, être mobilisés pour appuyer notre hypothèse[12]), de s’interroger à différents niveaux de la problématique. D’une part, dès lors que ces chiffres et, par conséquent, ces risques sont connus et admis, comment comprendre que le taux d’endettement ne diminue pas mais demeure constant, voire augmente au cours des années ? Plus précisément, suivant quelle logique des créanciers persistent-ils à concéder des prêts aux individus qui présentent le plus de risque de finir par ne plus être en mesure de payer, sinon de leur personne ? Que suppose, par ailleurs, le fait de s’endetter et au nom de quelle morale la dette impose-t-elle une obligation ? Enfin, une dernière question affleure si l’on considère que le surendettement n’implique une disqualification sociale/un mépris que dans certains cas : qu’il suffise d’évaluer la différence de traitement entre les dettes que l’on présente comme devant absolument être socialisées[13] (la crise de 2008 ayant illustré, lors de la socialisation des dettes banquaires, parfaitement ce fait), et celles dont on estime qu’elles autorisent des poursuites judiciaires (ce qui est le cas pour de nombreux·euses surendetté·e·s précaires, dont les populations SDF). Comment comprendre la nature de cette distinction : en effet, dès lors que ce n’est pas le fait d’être endetté qui pose problème par lui-même, quelle singularité sépare ceux qui sont déclarés fautifs et ceux qui bénéficient de cette « faute » ?

II – CRÉDIT ET MORALITÉ : LE PRINCIPE DU DÉSÉQUILIBRE PREMIER

Nous disions que la dette jouait un rôle dans la production de la morale. Comprendre l’endettement comme morale requiert de faire abstraction du contenu apparent de la relation qui lie un créancier à son débiteur, soit de l’argent. Cette abstraction est, précisément, ce qui va nous permettre de répondre, au moins partiellement, aux questions soulevées ci-avant. En effet, le crédit déploie sa logique par-delà le prêt d’une somme d’argent quelconque : il s’appuie sur une exploitation de la valeur morale de l’individu-débiteur. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie que prêter à quelqu’un, c’est d’abord l’évaluer, c’est-à-dire lui attribuer une valeur. N’importe quelle personne ayant déjà affronté un service bancaire pour obtenir un crédit a pu sentir combien évaluer et prêter se rejoignent dans la dette. Nous allons tenter de montrer ici plus précisément en quel sens.

La liaison entre dette et moralité est d’abord étymologique, et par conséquent historique : en français, dette renvoie au latin debere, « devoir ». La liaison est encore plus explicite en allemand puisque c’est le même mot qui y sert à désigner les dettes (Schulden) et la faute morale (Schuld). Ces deux significations étymologiques se trouvent dans la quasi-totalité des langues indo-européennes. Il y a, en effet, une consubstantialité fondamentale entre l’obligation morale et l’endettement qui est ici traduite par les usages courants de la langue et qui s’observe de façon tout aussi évidente dans l’intuition courante de ce rapport d’obligation : ne pas « honorer » ses dettes est une faute morale grave, de même qu’avoir du « crédit » (même seulement du point de vue social) dépend de notre capacité à nous rendre digne de nos obligations. Si ces généralités sont triviales, elles indiquent combien notre capacité à contracter une dette suppose moins une capacité financière à rembourser une somme due que la valeur de notre engagement moral à rembourser ce qui est . Cette vertu, qu’on nommera aisément « responsabilité » et que nos structures sociales continuent de mobiliser massivement (qu’il suffise de penser, ici, à l’ensemble des individus et des comportements que l’on désigne couramment comme « irresponsables »), renvoie à ce caractère moral élémentaire du social que la dette incarne et symbolise. Pour reprendre les mots de la Généalogie de la morale de Nietzsche, il s’agit ici de comprendre combien, dans l’asymétrie de la dette, il s’agit en dernier recours d’« élever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses »[14].

Un rapport de dette définit en effet un engagement à fournir dans le futur a minima l’équivalent de l’emprunt et ce même si cet équivalent est/sera d’une autre nature que ce qui a été initialement emprunté (on peut emprunter de l’argent et le rembourser avec du travail, par exemple) : il s’agit donc d’un rapport de promesse que le débiteur doit intérioriser comme obligatoire (c’est là le sens d’une promesse) autant que le créancier doit s’en garantir l’assurance. Si l’intensité et la profondeur de cette structuration de la socialité humaine (en tant que celle-ci définit une façon très puissante de lier entre eux des individus) permettent de considérer combien moralité et promesse sont liées, elles indiquent surtout combien la dette, à travers l’exigence du « tu devras payer », institue un rapport de puissance absolument redoutable entre subjectivités humaines. Nietzsche relève combien de dureté, de cruauté et de violence peuvent supposer de tels rapports qui ont forgé ce que peut signifier, pour l’humanité, être responsable et digne de confiance :

Le débiteur, pour inspirer confiance en sa promesse de remboursement, pour donner une garantie du sérieux, de la sainteté de sa promesse, pour graver dans sa propre conscience la nécessité du remboursement sous forme de devoir, d’obligation, s’engage, en vertu d’un contrat, auprès du créancier, pour le cas où il ne paierait pas, à l’indemniser par quelque chose d’autre qu’il « possède », qu’il a encore en sa puissance, par exemple son corps, sa femme, sa liberté, voire même sa vie (ou bien, sous l’empire de certaines influences religieuses, son salut éternel, le salut de son âme et jusqu’à son repos dans la tombe […]).[15]

Bien qu’il soit ici fait référence à des formes en apparence anciennes et non réglementées de rapport de dette, on y voit pourtant une réalité brute qui y est encore présupposée aujourd’hui : qu’une dette se paie, quoi qu’il arrive. En d’autres termes, même quand on ne paie pas une dette (financièrement), on la paie (subjectivement, socialement, corporellement, etc.) et ce fait définit, bien plus que sa valeur monétaire, la vraie puissance de l’endettement. Ce principe est parfaitement inscrit dans les consciences religieuses associées à cette double idée d’une faute originelle qui devrait éternellement être expiée d’une part et d’un jugement dernier qui surviendrait après la mort d’autre part (nous pensons notamment, ici, aux religions dites « du Livre ») : une telle idée théologique constitue bien une expression figurée d’une obligation de payer que même la mort ne suspend pas. Elle révèle surtout que l’endettement a la puissance d’une obligation éternelle. Notons ici, au passage, que dans la théologie chrétienne (qui a eu une importance considérable dans la construction de la morale occidentale), la figure du Christ est souvent comprise comme celle du rédempteur, soit comme celle de Dieu se sacrifiant (à travers son fils) pour payer l’impayable dette d’une humanité originellement pécheresse : ce faisant, la dette – plutôt que de s’annuler – change de créditeur et s’hypostasie comme l’une des dimensions fondamentales et indépassables de la condition humaine (nous serons toujours redevables de ce martyr).

Dans cette intuition, on comprend bien que ce qui va prévaloir dans la relation de dette n’est pas la quantité échangée (quantité qui, dans l’échange monétaire, est supposée être égale), mais le différentiel des puissances et des capacités à les exercer : le vrai problème devient celui de déterminer qui a la puissance d’obliger et qui a la puissance de se soustraire : c’est la dette qui englobe la notion d’échange entre êtres humains, et non l’inverse. C’est ce que rappelle Lazzarato :

L’échange n’est jamais premier. Ainsi, aucune économie ne fonctionne à partir de l’échange symbolique. L’économie comme les sociétés sont organisées à partir de différentiels de pouvoir, d’un déséquilibre de potentialités. Cela ne signifie pas, il faut le souligner à nouveau, que l’échange n’a aucune existence, mais qu’il fonctionne à partir d’une logique qui n’est pas celle de l’égalité, mais du déséquilibre, de la différence.[16]

Ces réflexions révèlent combien le fait de se sentir obligé par une dette, autant que d’y percevoir un rapport de puissance absolument originaire, est le produit d’une structure tout à fait élémentaire de notre capacité à faire société, structure caractérisée par le déséquilibre et la différence entre puissances en jeu dans l’espace social. L’origine du collectif n’est donc pas tant, dans cette hypothèse, le fait que des êtres humains ont été amené à échanger des choses sous une loi de la réciprocité (un donné pour un rendu), mais bien que – dès l’origine – s’engager dans une relation sociale signifiait avoir la puissance d’obliger à une compensation, ou gagner la puissance de s’en défaire.

Nous voudrions, maintenant et à partir de là, revenir sur une dimension de la dette qui nous est beaucoup plus immédiatement contemporaine : elle touche la question directement connexe de la subjectivité des endetté·e·s. Nous pourrons, désormais, l’aborder à partir d’une intuition importante, similaire à celle de Lazzarato quant à l’indexation de l’échange sur la logique du déséquilibre : soit celle de la puissance morale de l’obligation que la dette suppose, et du pouvoir de discipline et de contrôle qu’elle charrie fondamentalement, en tant qu’il se réalise dans la constitution d’une forme subjective particulière. Une fois exposé que la dette oblige d’abord et assujettit ensuite, nous pourrons alors remonter vers notre conclusion, soit vers l’idéal de la classe moyenne comme population globale, éternellement obligée, assujettie et endettée.

III – CRÉDIT ET TEMPS SUBJECTIF : LE PRINCIPE DU CONTRAT NON RÉSILIABLE

1/ Contracter et s’identifier

La dette appartient, d’évidence, aux catégories fondamentales du droit des obligations. Elle fonde même, pour une bonne part, l’archétype de la relation contractuelle. Notamment en vertu des raisons que nous avons évoquées antérieurement, la dette est toujours conçue comme le fruit d’un engagement contractuel autonome, et ce même si un certain nombre de dispositifs légaux encadrent ce type d’engagement contractuel (interdiction des engagements excessifs, vérification du consentement, etc.) Est, ici, touchée du doigt la question de la dimension strictement individualisante de la dette. En effet, à une éventuelle dette première – celle du « déséquilibre premier » que nous évoquions précédemment – qui, par définition, est collective et fonde une quasi-loi de l’existence humaine[17]; à cette obligation morale première donc, s’intègrent les dettes financières individuelles, conçues quant à elles comme des prises d’engagement autonomes entre parties opposables. Même comprise à l’échelle des nations, la dette demeure en dernier recours conçue sur le modèle d’unités contractuelles individuelles opposables entre elles. Si bien qu’il n’est pas exagéré de dire que l’endettement constitue l’un des principaux vecteurs d’individualisation de l’être humain adulte. L’autonomie du sujet de droit qui s’endette suppose de celui-ci qu’il s’identifie « à la séquence des prêts […] qu’il a contractés et des remboursements qu’il parvient (ou non) à effectuer »[18] et, de ce fait même, que lui soit intolérable ou saugrenue l’idée que, par exemple, l’engagement d’un autre puisse être le sien, que la dette du voisin puisse lui incomber. Précisons donc d’abord cette idée d’identification, absolument cruciale pour comprendre ce qui lie ces deux faits : le fait de contracter une dette et le fait de devenir un sujet individuel, social, culturel (soit, le processus de subjectivation).

Ordinairement appréhendée, la dette semble imposer, d’entrée, une certaine temporalité consacrée dans laquelle s’insère l’individu et qui se décompose classiquement en au moins trois moments qu’Yves Citton détaille et que nous reproduisons ici avec quelques variations :

  1. L’individu désire/a besoin d’acquérir quelque chose et cette acquisition suppose une dépense qui dépasse la quantité de ressources qu’il a pu, préalablement, accumuler. Il décide donc de contracter une dette avec un individu/une institution qui, lui/elle, dispose du capital nécessaire, et auprès duquel/de laquelle il s’engage à rembourser.
  2. Le capital emprunté permet l’acquisition visée mais celle-ci lie l’individu débiteur au prêteur qui, jusqu’au terme du remboursement, est et reste de facto le possesseur réel. Durant cet intervalle temporel, une partie (parfois conséquente) des revenus du travail du débiteur sera « destinée à fluer vers les caisses du prêteur, auquel le taux d’intérêt garantit des profits conséquents, même s’[il] ne fait apparemment que « rembourser » ce qui est originellement sorti de sa bourse [du créancier] »[19].
  3. Au terme de cette période où le détournement de la partie des revenus du travail du débiteur couvre le capital initialement concédé et les intérêts prélevés, vient le jour de libération de la dette contractée (le crédit est soldé) : l’individu-débiteur devient le vrai propriétaire du bien acquis, ou n’est désormais plus redevable d’un créancier externe pour assurer le paiement de la chose qui lui avait fait contracter une dette.

Cette temporalité d’identification de la dette, bien qu’absolument banale, expose par antiphrase un ensemble de présupposés subjectifs qu’implique l’endettement et qui, en réalité, définissent ce par quoi le crédit charrie une forme de discipline au travers de laquelle le débiteur est objectivement dominé comme sujet. Quels sont les éléments présupposés ? D’une part, tous sont ordonnés à l’idée que la dette aurait pu ne pas être contractée (si le débiteur s’était contenté de ce qui lui était déjà disponible, s’il avait fait preuve de simplicité ou de « sagesse ») et, d’autre part, tous sont ordonnés au fait que, contrairement à ce que pourrait laisser penser l’idée d’une dette toujours volontairement contractée de façon autonome, le contrat d’endettement n’est absolument jamais résiliable, il ne peut se conclure que par le paiement du créancier, c’est-à-dire par le remboursement. La temporalité de l’endettement identifie donc le débiteur à la séquence de son existence prescrite par la temporalité globale du remboursement, alors même que cette soumission aux prescriptions du remboursement semble toujours avoir été choisie librement. La temporalité subjective de la dette n’est autre que celle d’un mode de vie cohérent avec l’obligation du remboursement. Lazzarato explique bien cette idée lorsqu’il écrit que

[l]e pouvoir de la dette se représente comme s’exerçant ni par répression, ni par l’idéologie : le débiteur est « libre », mais ses actions, ses comportements doivent se dérouler dans les cadres définis par la dette qu’il a contractée. Cela vaut aussi bien pour l’individu que pour une population ou un groupe social. Vous êtes libre dans la mesure où vous assumez le mode de vie (consommation, emploi, dépenses sociales, impôts, etc.) compatible avec le remboursement. […] Le pouvoir de la dette vous laisse libre, et il vous incite et vous pousse à agir pour que vous puissiez honorer vos dettes […].[20]

Or, comme nous allons le montrer, le remboursement n’est pas une notion évidente et transparente : c’est à travers son prisme que la logique de la dette prend la tournure que nous postulons ici, soit celle d’un dispositif redoutable d’asservissement que mobilise le néolibéralisme comme rouage propre de sa gouvernance.

2/ Rembourser, une géométrie variable

Différents axes peuvent être choisis pour interroger le remboursement ainsi compris comme l’obligation fondamentale portée par la relation d’endettement. Premièrement, le remboursement est toujours davantage que le simple retour d’une somme avancée : le créancier qui prête une somme le fait toujours dans la perspective d’un revenu. Si bien que, comme le souligne Citton, « le remboursement d’une dette ne constitue donc pas le simple retour au bercail d’une somme préalablement avancée : il sanctionne une captation de revenu »[21]. Le remboursement définit de fait une modalité très particulière d’accumulation de capital qui se fonde non pas sur ce qui est fait par un individu-créancier mais bien sur son avoir initial. Autrement dit, l’argent que génère l’économie du crédit est une rente accaparée, par le dispositif de l’obligation du remboursement, au nom du privilège de disposer d’un capital suffisant pour prêter.

Le « remboursement » fait bien autre chose que rem-bourser ce qui a été dé-boursé : à travers et en surplus de ce remboursement, il opère un transfert de revenu de la part de ceux qui travaillent en direction de ceux qui ont le privilège d’avoir plus qu’ils n’ont besoin pour vivre.[22]

Cette idée que rembourser est un acte de compensation et non de pure et simple annulation (la dette n’est remboursée que lorsqu’est payée la compensation du « risque » pris par le créancier) nous amène à un deuxième axe d’interrogation de la notion de remboursement : celui de la mise en évidence du double standard propre à son économie.

Chaque dette semble en effet supposer le remboursement intégral de la somme créditée, le défaut de paiement étant déterminé comme une faute qui peut et doit toujours être sanctionnée (la justice est convocable, des punitions qui augmentent la somme due sont mobilisées, etc.). Mais, dans la logique de compensation que nous relevons ici, il faut pointer que la captation de revenu qu’incarne la dette avec intérêts est sensée rémunérer justement le risque de non-remboursement : les prêteurs mériteraient de gagner de l’argent puisqu’ils risquent que certains prêts ne soient pas remboursés. Il y a là bel et bien un message sous forme de paradoxe : il faut rembourser la totalité de la somme et les intérêts parce qu’il y a un risque que la somme ne soit pas remboursée.

Mais le paradoxe est en fait plus complexe. En effet, le discours réel de la dette est plutôt construit sur l’intérêt fondamental du prêteur à ne jamais voir sa dette intégralement remboursée, la rente étant dépendante du maintien de la créance.

Le message est bien double : « tu rembourseras quoique nous sachions parfaitement que tout le monde ne remboursera pas. » Autrement dit : « d’autres peuvent se permettre de ne pas rembourser – mais pas toi ! »[23]

Il n’est évidemment jamais question de déterminer concrètement qui pourraient être « ceux » qui ne paient pas leur dette : il s’agit seulement de doubler la logique de captation de la dette du voile de l’obligation morale compensatoire. En effet, l’enjeu fondamental des créditeurs n’est pas que leurs débiteurs sortent de l’endettement, mais bien qu’ils soient de bons débiteurs. Cela se voit d’ailleurs confirmé par le fait que les dits « bons débiteurs » se voient plus facilement autorisés à ouvrir de nouveaux crédits (il existe de nombreux systèmes d’évaluations et de cotations des débiteurs, leur attribuant un score conditionnant leur rapport et leur accès au crédit). On observe donc, dans la question de la dette, que ses deux puissances de domination – la dette comme captation et l’endettement comme sujétion – se renforcent mutuellement : la relation de crédit capte d’autant mieux de parts financières que la disciplinarisation subjective qu’elle produit est efficace, morale, récurrente, incontournable et cela d’autant plus que, comme le souligne Lazzarato, « le remboursement sera effectué non pas en monnaie, mais par les constants efforts du débiteur pour maximiser son employabilité, pour s’activer dans l’insertion du marché du travail ou dans l’insertion sociale, pour être disponible et mobilisable sur le marché de l’emploi ». [24]

Il nous faut, maintenant, boucler ces éléments avec les premières statistiques que nous présentions dans cette analyse quant à la nature des endettés en Belgique : nous avons vu que 70% de la population adulte belge est contractuellement engagée (pour des raisons économiques) dans des relations d’endettement et que, par conséquent, cette même part se trouve à intérioriser une véritable culture financière du crédit imposée par la « rengaine du remboursement » que nous avons ici détaillée. L’importance de cette culture dans le néolibéralisme contemporain s’intègre dans ce que l’on désigne couramment comme étant la « financiarisation »[25] du capitalisme et en forme l’une des composantes essentielles. Il existe de nombreuses orientations d’analyse de cette « évolution » du capitalisme aujourd’hui, mais nous aimerions – pour conclure – opérer une synthèse de notre propos à partir de l’approche de Benjamin Lemoine et Quentin Ravelli, dont l’idée directrice est d’affirmer que « la financiarisation, en fractionnant le salariat, en généralisant l’endettement et en laissant à penser que la propriété s’était universalisée, a modifié les rapports entre groupes sociaux, a transformé les formes de conflits, ainsi que les modes de représentation politique »[26]. Grâce à leur perspective, nous verrons pourquoi – si l’on veut sortir de l’impossibilité des luttes auxquelles nous confine le néolibéralisme – la dette doit devenir l’objet d’une lutte politique centrale.

CONCLUSION

Notre propos était motivé par une première intuition fournie par les chiffres disponibles sur l’endettement des populations dans des pays comme la Belgique, ou dans d’autres pays présentant des formes d’économie politique similaires : par-delà les immenses problèmes que pose régulièrement l’obligation de rembourser la dette publique (pensons ici, par exemple, à la récente crise grecque), le niveau d’endettement des populations pour des crédits privés nous a semblé former d’emblée une piste privilégiée pour comprendre le type de rapport subjectif que les individus entretiennent avec ce qui, économiquement, détermine leur classe sociale d’appartenance. Plus spécifiquement, nous nous sommes demandé ce que pouvait suggérer comme culture une société qui, de façon répétée et omniprésente, encourage à s’endetter : notre analyse montre que cette économie de la dette présente, à travers ses injonctions, une forme d’alliage redoutable entre une moralité spécifique et un dispositif économique pleinement adéquat au néolibéralisme et à son déséquilibre fondateur. En effet, le contexte économique du néolibéralisme est régulièrement présenté (à raison) comme une polarisation de plus en plus forte de la société divisée entre riches et pauvres, et ce tout en promouvant un idéal d’autonomie individuelle du citoyen, devenu mobile et entrepreneur de lui-même, capable par son esprit d’entreprise d’une ascension sociale sans précédent. Cette double dimension du néolibéralisme touche notre présent développement de près, tant dans l’intervalle qui sépare les plus riches des très pauvres se situe la masse écrasante des endettés, tous en quête d’ascenseurs sociaux « efficaces ». Comme le soulignent Lemoine et Ravelli,

[…] sans revenus suffisants, de telles ascensions reposent logiquement sur l’endettement, l’accès étendu de la population au crédit et – bien que les conditions de cet accès au crédit soient aussi largement déterminés par la condition et la position de classe – sur la banalisation de la dette dans les milieux populaires. Le fréquent passage de l’exclusion financière à la sur-inclusion par endettement est caractéristique de la « vie quotidienne de la finance mondialisée ».[27]

La production de l’Homme endetté, soit cet individu moralisé et asservi aux exigences de créances supposées définir sa liberté et son autonomie, aurait donc une fonction d’inclusion solidement ancrée dans les modes néolibéraux de régulation des conflits sociaux et plus particulièrement des antagonismes de classes qui traversent le capitalisme depuis son origine.

Nous avons vu combien la dette pouvait être puissante quant aux exigences qu’elle porte sur les individus et ce notamment aussi parce que les risques du surendettement exposent particulièrement ceux qui, à l’intérieur de ce système, sont déjà les plus exploités. Si bien qu’une inclusion des classes populaires au mode de gestion sociétal du néolibéralisme par l’endettement produit une réalité absolument favorable aux situations de dominations que cette forme du capitalisme suppose par définition : une exploitation dont l’individu semble être le vecteur autonome, une aliénation qui serait le produit des choix libres des individus.

L’usager transformé en « débiteur », à la différence de ce qui se passe sur les marchés financiers, ne doit pas rembourser en argent comptant, mais en comportements, attitudes, manières d’agir, projets, engagements subjectifs, temps dédié à la recherche d’emploi, temps utilisé pour se former selon les critères dictés par le marché et l’entreprise, etc. La dette renvoie directement à une discipline de vie et à un style de vie qui impliquent un travail sur « soi », une négociation permanente avec soi-même, une production de subjectivité spécifique : celle de l’homme endetté.[28]

La conflictualité qu’ont longtemps incarnée l’appartenance et la conscience des classes populaires, prolétariennes et opprimées trouve alors dans cette obligation de s’endetter (conséquente d’une déflation salariale massive et de la disparition des structures de l’État-providence) les conditions de son abrogation : « la logique de la dette/crédit est une logique politique de gouvernement des classes sociales dans la mondialisation »[29] et à ce titre, elle oriente les tensions sociales vers une dynamique de docilité des populations.

Pensé comme le modèle politique du capitalisme le plus capable de définitivement briser les solidarités et toute forme de collectivité, le néolibéralisme trouve dans l’économie de la dette une voie qui semblait inespérée. En effet, la petite croissance rendue possible par l’endettement exorciserait cette conflictualité en la moyennisant massivement : « se confronter à des subjectivités qui considèrent les allocations, les retraites, la formation, etc., comme des droits collectifs garantis par la lutte, ce n’est pas la même chose que gouverner des « débiteurs », des petits propriétaires, de petits actionnaires »[30]. Cette centralité des classes moyennes nouvelles, attachées au petit patrimoine qu’elles sont parvenues à acquérir à la sueur de crédits disciplinaires, semble bien être parvenue à dociliser ce qu’une conscience de classe étendue pouvait faire surgir d’antagonismes au sein du marché. Elle correspond à une « droitisation » fondamentale (et voulue) de la société, qui peut produire une « transclasse » d’endetté·e·s n’ayant d’union qu’à travers l’indifférenciation fondamentale qu’exprime le concept de « moyenne/moyennisation ».

Ainsi, l’enrôlement par l’épargne […] et l’individualisation des responsabilités via l’accès au crédit se renforcent mutuellement (bien qu’elles doivent s’opposer dans l’idéologie du bon père de famille qui refuse de vivre à crédit) via la constitution, y compris par l’artifice du crédit, d’une classe moyenne élargie. L’indifférenciation sociale que produit la classe moyennisée diffuse la morale du créancier, et la distille, y compris chez ceux qui sont enrôlés dans ce régime de dette en accédant à la propriété via le crédit. Ainsi, la représentation de l’homo oeconomicus « responsable » tend à s’universaliser, y compris chez les pauvres.[31]

L’hégémonie culturelle et morale de la pensée de droite, conservatrice et attirée par des logiques d’investisseurs et de bon management va jusqu’à coloniser, grâce aux dispositifs du crédit, ceux dont les revenus et les conditions d’existence sont pourtant, à cause de l’endettement, ceux de la condition du salariat pauvre.

La montée du paradigme néolibéral fut, nous l’avons dit, concomitante de l’endettement massif des classes moins aisées (depuis les années 1970), et ce sans que ce phénomène ne reçoive – en tant que dispositif de disciplinarisation et de précarisation des classes populaires occidentales – un intérêt critique important, ni une visibilité sociale forte, à tout le moins jusqu’à la crise financière de 2008 qui, précisément, fut celle d’un grand effondrement de l’économie de la dette. Ce dont elle témoigna de fait est que si l’endettement massif des classes populaires a, dans un premier temps, rendu possible pour ces dernières d’éprouver un sentiment d’ascension sociale relative, il a conduit – dès les années 2000 et jusqu’à aujourd’hui – à une paupérisation considérable dont la crise de 2008 indiquait la surface financière. C’est à ce prix que la docilité de l’endetté a pu muter dans de nouvelles luttes et de nouveaux antagonismes : nous les observons aujourd’hui massivement, depuis les gilets jaunes jusqu’à certains motifs du Brexit, en passant par toutes les mobilisations populaires contemporaines ayant des motifs aussi variés que le simple « droit à une vie décente ».

Lorsque l’endettement se généralise et que les remboursements demandés atteignent des niveaux supérieurs aux revenus disponibles, les outils de construction d’une classe moyenne par la financiarisation apparaissent comme une illusion et génèrent des mobilisations. La légitimité de la dette est mise en cause et le développement du crédit est vu comme un moyen de domination et non plus d’ascension sociale ou de développement économique. […] Ce qui se joue, dans ces mobilisations, c’est notamment l’effondrement de l’adhésion morale à la domination financière, ainsi qu’une partie des critères d’identification à la classe moyenne.[32]

Cet effondrement de l’adhésion morale populaire à l’idéal du crédit semble fonder l’une des grandes inquiétudes des gouvernements capitalistes, tant et si bien que l’ethos de la classe moyenne à qui « l’on fait toujours payer les mesures sociales » ne cesse d’être politiquement mobilisé, masquant le discours véritable qui s’y trame et qui n’est rien d’autre qu’une culture de l’utopie d’une classe sociale moyenne indistinctement accolée aux intérêts du capital. Dans cette mythologie, les protections sociales ne devraient surtout pas revenir à des structures de solidarité collective, mais demeurer conditionnées par des choix financiers, bancaires et d’assurance dont l’individu serait seul responsable. Il y a bien là un levier politique aujourd’hui fondamental qui, selon nous, permettrait de renverser le mythe de la « mobilité » sociale dont l’économie de la dette a fait son motif dominant : grâce à une critique bien menée de la consubstantialité de l’asservissement par la dette et de la docilisation par la morale « moyenne », nous pensons que s’ouvrent des pistes pour de réels basculements. La mobilité sociale pourrait, alors, cesser d’être unidirectionnelle (quitter le « populaire » vers la « bourgeoisie », soit devenir un homme ou une femme moyen·ne) pour permettre un « retour à une identité de classe plus populaire, et le refus d’un idéal de petite propriété ». L’éducation politique et populaire, sous la forme d’un approfondissement de la capacité d’action et de pensée collective des débiteurs, est un chantier urgent, notamment si il rend capable d’évaluer ce qui, ou non, doit être remboursé, qu’il existe d’autre moyen que le remboursement pour se libérer d’une dette. Cette lutte pour une internationale des débiteurs ne peut – c’est ce que nous indique notre analyse – passer que par une destruction de la morale de la dette et de ses obligations. Notre espoir est que cette analyse puisse contribuer à ouvrir une telle voie.

  • [1] LAZZARATO, M., La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Paris, Édition Amsterdam, 2011, pp.13-14.
  • [2] Voir à ce propos GRAEBER, D., Dette. 5000 ans d’histoire, Paris, Les liens qui libèrent, 2013.
  • [3] Voir DELEUZE, G., Pourparlers, Paris, Minuit, 1990/2003, p.246. Pour une analyse plus détaillée des enjeux socio-politiques et subjectifs impliqués par le passage de la discipline au contrôle, nous renvoyons à notre étude MARION, N., « Du corps au contrôle : enjeux de la corporéité dans le capitalisme contemporain », Publication ARC, 2018 [En ligne]. URL : https://arc-culture.be/blog/publications/du-corps-au-controle-enjeux-de-la-corporeite-dans-le-capitalisme-contemporain/
  • [4] Voir LAZARUS, J. « L’épreuve du crédit », dans Sociétés contemporaines, vol. 76, no. 4, 2009, pp. 17-39.
  • [5] Nous pensons ici au concept de classe moyenne tel que nous pouvons le comprendre aujourd’hui. L’usage d’un tel vocable a, en réalité, un historique relativement long et une fonction politique aussi variable que ses différents contextes de mobilisation. Pour plus de précision quant à cette question, voir PECH, T., « Deux cents ans de classes moyennes en France (1789-2010), dans Alternatives économiques, 2011|1, no.49, pp.69-97.
  • [6] Le concept de mobilité sociale renvoie à la capacité individuelle changer de statut social, à évoluer de classe sociale.
  • [7] CITTON, Y., « Se libérer de la rengaine du remboursement », dans Multitudes, 2012|2, n°49, pp.163-172.
  • [8] Nous supposerons ici, bien qu’un comparatif précis serait une démarche très éclairante, que la situation belge est relativement comparable à celle de l’ensemble des pays du monde occidental. En ce qui concerne les pays dits « émergents » ou du « tiers-monde », la situation peut varier de façon importante et nous renvoyons ici aux travaux réalisés par le CADTM. Voir : http://www.cadtm.org/
  • [9] Disponible dans « Chapitre 2 – Surendettement et endettement problématique », dans La consommation et le crédit aux particuliers. Rapport général 2017, Publication de L’observatoire du crédit et de l’endettement, 2017, p.7. [En ligne] : http://www.observatoire-credit.be/images/stories/docs/publications/rg2017/rg_2018_-_chapitre_2_fr_-_surendettement_et_endettement_problmatique.pdf 
  • [10] Le constat ne manque pas d’inquiéter quand on constate que, sur la dernière décennie, on observe (par exemple) en Wallonie une augmentation de 85% des personnes en remédiation de dettes, ce qui est un indicateur important de l’augmentation du niveau de pauvreté. Voir GHESQUIÈRE, F., « Stabilité et transformations de la pauvreté en Wallonie ? », publication de l’Observatoire belge des inégalités [En ligne], 19 décembre 2016. URL : http://inegalites.be/Stabilite-et-transformations-de-la#nh10 
  • [11] JEANMART, C., « Les personnes sollicitant une institution agréée pour la médiation de dettes en Belgique : Profils et spécificités régionales », Publication de L’observatoire du crédit et de l’endettement, Décembre 2015. [En ligne]. URL : http://www.observatoire-credit.be/images/stories/docs/analyses/profil_smd_comparaison_rgion_fr.pdf 
  • [12] Nous invitions le lecteur à consulter l’ensemble des publications de l’Observatoire du crédit sur les motifs qui expliquent les situations de surendettement.
  • [13] On dit d’une dette qu’elle a été socialisée pour désigner le fait qu’une dette privée a été couverte par des fonds publics.
  • [14] NIETZSCHE, F., La généalogie de la morale, Paris, Mercure de France, 1900, p.58.
  • [15] Ibid., pp.67-68.
  • [16] LAZZARATO, M., Op.Cit., p.60.
  • [17]  « La relation créancier-débiteur concerne la population actuelle dans son ensemble, mais aussi celles à venir. Les économistes nous disent que chaque nouveau bébé français naît déjà avec 22 000 euros de dette. Ce n’est plus les péché originel qui nous est transmis à la naissance, mais la dette des générations précédentes », dans LAZZARATO, M., Op.Cit., p.29.
  • [18] CITTON, Y., Loc.Cit., p.163.
  • [19] CITTON, Y., Loc.Cit., p.164.
  • [20] LAZZARATO, M., Op.Cit., pp.28-29.
  • [21] CITTON, Y., Loc.Cit., p.164.
  • [22] Ibid., p.165.
  • [23] Ibid.
  • [24] LAZZARATO, M., Op.Cit., p.103.
  • [25] Nous reprenons ici la définition fournie par Lemoine et Ravelli à la suite de Godechot : « on peut, a minima, l’entendre comme  » l’accroissement de la part du secteur financier (banques, assurances et activités de placements) dans le produit intérieur brut, en termes de profits ou de masse salariale « , mais aussi, plus sociologiquement, comme « la façon dont [la logique des marchés financiers] irrigue des univers sociaux en dehors de leur sphère originale » », dans LEMOINE, B., RAVELLI, Q., « Financiarisation et classes sociales : introduction au dossier », dans Revue de la régulation, 22|2017 (Automne/2nd semestre), [En ligne], p.2. URL : http://journals.openedition.org/regulation/12593.
  • [26] Ibid.
  • [27] Ibid., p.7.
  • [28] LAZZARATO, M., Op.Cit., p.81.
  • [29] Ibid., p.86.
  • [30] Ibid., p.88.
  • [31] LEMOINE, B., RAVELLI, Q., Loc.Cit., p.13.
  • [32] Ibid., p.15.