Éducation et décolonisation de la pensée

Éducation et décolonisation de la pensée

Cette analyse relève les impasses des luttes contre le racisme qui se basent exclusivement sur l’éducation et qui réduisent ainsi le racisme à un effet de la bêtise ou de l’ignorance. Le racisme y sera plutôt compris comme le résultat d’une structure socio-historique qui s’enracine dans la constitution de la division mondiale du travail par le colonialisme. Il s’agira de remettre en question les récits qui recouvrent la colonisation de l’idée de civilisation, afin de mettre en avant la nécessité de produire des contre-histoires décoloniales. Il s’agira alors de montrer que, pour ce faire, il faut partir du refus par les racisé.e.s des représentations qui leur sont adressées et de leur repositionnement à partir de leur altérité.

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Introduction. Impasses de l’antiracisme

La lutte contre le racisme constitue aujourd’hui un terrain de premier ordre pour les acteurs du milieu associatif, qu’ils fassent de l’antiracisme leur visée principale ou qu’ils essaient de le promouvoir dans leurs différentes activités, à la fois vers l’extérieur et à l’intérieur des associations elles-mêmes [1]. Si les mouvements racistes ont d’ores et déjà remporté une victoire, c’est en effet dans la sphère idéologique, par le dédouanement public de positions qui jusqu’à il y a peu ne pouvaient être énoncées qu’en chuchotant. Et comme les « opinions » vont main dans la main avec les mœurs, elles se retrouvent dans le quotidien des comportements, des pratiques et des institutions – du refus de servir des femmes voilées dans un restaurant à la gestion des migrations par les États, en passant par les attaques contre les foyers d’accueil des réfugié [2], le tout correspondant à un déplacement vers l’extrême droite de l’échiquier politique. Rien ne manifeste autant la puissance de ces déplacements et dédouanements que les réactions cyniques des partis de « centre-gauche » lors de l’arrivée au pouvoir des partis d’extrême droite. Le dernier exemple est italien : lorsque le leader de la Lega, le parti nationaliste de droite qui a accédé au gouvernement en 2018, interdit à des bateaux qui viennent de sauver des migrants l’accès aux ports italiens, les réactions du centre-gauche oscillent entre la dénonciation du « populisme » et le rappel que les politiques mises en place par le gouvernement de centre-gauche précédent (par exemple le soutien à la création de hotspots en Lybie) visaient – certes de manière moins bruyante – les mêmes buts que celles de la Lega. En gros, ce que fait le centre-gauche, c’est rappeler à l’extrême droite qu’il serait de bon ton de toujours faire précéder tout discours ou pratique raciste par la prémisse « je ne suis pas raciste, mais ».

Or, si l’extrême droite n’a plus besoin de formuler une telle prémisse, c’est en raison d’une transformation profonde de la forme dominante de racisme, qui a évacué toute référence pseudo-scientifique à la biologie et à la nature pour mobiliser massivement l’idée de culture, afin de promouvoir le principe de l’« incompatibilité entre cultures ». Cela rend impraticables les formes d’antiracisme « classiques ». L’ancien antiracisme basait en effet toute sa stratégie sur deux arguments devenus inefficaces, voire contreproductifs dès lors que le néo-racisme les concède sans hésiter pour en faire précisément le cœur de sa propre argumentation. On trouve une formulation classique de ces deux arguments dans la brochure « Race et histoire » rédigée en 1952 pour l’Unesco par Claude Lévi-Strauss. On peut très schématiquement en résumer les thèses de la manière suivante : 1) au sens scientifique du terme, il n’y a pas de races humaines ; ce ne sont pas les gènes qui déterminent les aptitudes et comportements des individus, mais leur culture ; 2) la diversité des cultures constitue, à travers leurs relations, la richesse de l’humanité : « La véritable contribution des cultures ne consiste pas dans la liste de leurs inventions particulières, mais dans l’écart différentiel qu’elles offrent entre elles »[3]. De ces deux arguments, le néo-racisme (qui passe toutefois sous silence le caractère « relationnel » du deuxième argument) tire la conclusion que le mélange des cultures, entraînant l’effacement des spécificités culturelles, constitue une forme de décadence pour l’humanité dans son ensemble.

Le racisme actuel, centré chez nous sur le complexe de l’immigration, s’inscrit dans le cadre d’un « racisme sans races » (…) un racisme dont le thème dominant n’est pas l’hérédité biologique, mais l’irréductibilité des différences culturelles ; un racisme qui, à première vue, ne postule pas la supériorité de certains groupes ou peuples par rapport à d’autres, mais « seulement » la nocivité de l’effacement des frontières, l’incompatibilité des genres de vie et des traditions : ce qu’on a pu appeler à juste titre un racisme différentialiste[4].

Une argumentation qui n’est pas sans se revendiquer de Lévi-Strauss lui-même, qui estimait – vingt ans après « Race et histoire » –  qu’« on ne peut se dissimuler qu’en dépit de son urgente nécessité pratique et des fins morales élevées qu’elle s’assigne, la lutte contre toutes les formes de discriminations participe de ce même mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie »[5].

À quoi il faut ajouter que l’abandon de la prétention de hiérarchiser les cultures est (contrairement à ce que prônait Lévi-Strauss, qui refusait toute tendance à classer les cultures sur une échelle progressive suivant un « faux évolutionnisme ») plus apparent que réel, car, pour le racisme différentialiste, le fait de s’intégrer à la culture nationale d’un pays occidental sera toujours présenté comme un progrès, un accès à un niveau supérieur d’humanité, de civilisation et d’émancipation (et encore, Lévi-Strauss justifiait cette tendance à hiérarchiser en affirmant qu’on n’est « nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres »[6]). Le racisme n’est donc pas séparable d’une prétention à « dire qui est émancipé ou mérite de l’être et qui ne l’est pas »[7]. Cela indique que le racisme différentialiste – que l’on peut également qualifier de « culturaliste » – est aussi un universalisme, car il hiérarchise les cultures en fonction d’une échelle de valeurs supposément commune à tous les humains[8]. C’est pourquoi le néo-racisme oscille sans cesse entre un différentialisme excluant [9] (« la différence ne peut exister que loin de nous ») et un universalisme assimilant [10] (« ici on ne peut être que comme nous »)[11]. Par cette oscillation, toute rencontre avec l’altérité est passée à la trappe, ce qui aboutit toujours à des formes d’« exclusion de l’intérieur », suivant des configurations différentes selon la primauté du pôle assimilant ou excluant.

C’est dans ce cadre idéologique que la lutte contre le racisme est livrée aujourd’hui par et dans le milieu associatif. Le plus souvent, elle est comprise comme une démarche d’éducation qui consiste à favoriser la prise de conscience à travers la libre expression des sentiments et des opinions, l’encadrement du débat avec des données précises, la facilitation de la rencontre, la promotion de l’introspection et de l’autocritique [12]. Cette démarche vise à faire émerger le racisme qui se cache derrière la prémisse (explicite ou implicite) « je ne suis pas raciste, mais », c’est-à-dire le caractère raciste du racisme culturaliste, et à l’invalider. Son but est, dans une optique « multiculturaliste » et « pluraliste », de défendre la différence tout en dynamitant la crainte du mélange qui soutient le néo-racisme. Comme le soutient Anne-Claire Orban, « le mouvement antiraciste se trouve dans la délicate position de condamner le racisme culturaliste (l’enfermement d’un individu dans une “bulle culturelle”), tout en reconnaissant la diversité des modes de vie et en permettant à chacun d’adopter le mode désiré »[13].

Nous croyons toutefois qu’une démarche purement « conscientisante » risque de se borner à une conception restreinte du racisme, en le réduisant à une opinion ou préjugé, éventuellement fondés sur une « peur de l’autre » apparemment propre à la nature humaine qui devrait être apaisée ou maîtrisée précisément à travers la transformation des opinions et l’élimination des préjugés. Comme nous le verrons, cette conception tend finalement à réduire le racisme à une forme de bêtise ou d’ignorance, et risque alors d’en faire l’apanage exclusif des « classes populaires » (dont on considère bien entendu, par une forme de « racisme de classe », que leurs ressortissants sont bêtes et ignorants). Par ailleurs, la perspective « multiculturaliste » qui accompagne cette démarche risque de se trouver enfermée dans un jeu de miroir avec le racisme culturaliste : lorsque celui-ci met en avant son visage assimilant, l’antiracisme lui oppose le « droit à la différence » ; lorsque le racisme culturaliste répond en déployant son visage excluant, l’antiracisme rétorque en critiquant la crainte du mélange, ce qui conduit le racisme culturaliste à décliner à de nouveaux frais le mélange dans le sens de l’assimilation, et ainsi de suite.

Dans cette analyse, nous voudrions prôner un élargissement de la conception qui réduit le dispositif raciste à une affaire d’opinions et préjugés, afin de stimuler un élargissement parallèle de la portée de la lutte contre le racisme dans le sens d’une décolonisation de la pensée. Pour ce faire, nous mobiliserons l’appareil conceptuel des théories « décoloniales » de la modernité. Nous retracerons les origines du néo-racisme dans le processus de la colonisation, en identifiant en son cœur l’entrecroisement entre « colonialité » du savoir, du pouvoir et de l’être (ces termes seront définis dans la suite de cette analyse). Nous soulignerons l’importance de prendre en compte l’efficacité actuelle de cet entrecroisement en tant qu’il fait du racisme une structure socio-historique, plus générale et plus fondamentale que n’importe quelle opinion ou préjugé. En même temps, nous essaierons d’identifier quelques principes pour répondre à la question suivante : « est-il possible d’échapper au jeu de miroirs sans fin, qui condamne à inverser la position de ses adversaires pour définir la sienne, avant de la renverser dès qu’ils en ont changé ? » Si E. Fassin, qui a formulé la question, répond que « le problème n’est pas (…) d’être condamné à des positions définies en miroir ; c’est plutôt de savoir qui est voué à refléter et qui à être reflété »[14], nous nous demanderons si « maîtriser » ainsi le « jeu » ne requiert pas aussi de pouvoir en transformer les termes. Nous soutiendrons alors que la décolonisation de la pensée requiert en dernière instance pour les luttes antiracistes de déplacer le couple universalité/différence à l’aide de celui altérité/égalité. Ce qui suppose que ceux et celles qui les livrent soient susceptibles de recevoir le « choc décolonial » qui résulte de la position d’une altérité puissante.

 Colonialité de l’être

La perspective décoloniale se fonde sur la distinction entre colonisation et colonialité, et l’identification d’un rapport de symbiose entre colonialité et modernité (et, par-là, le capitalisme). La colonisation est un processus historique par lequel une population est soumise à la souveraineté d’une autre nation, l’empire. Ce dernier soumet alors la première à des formes de domination politique, d’assujettissement culturel et d’exploitation économique. Ce processus, dans sa forme classique, s’est terminé avec l’accès à l’indépendance nationale des anciennes colonies au cours du XXe siècle (ce qui ne correspond nullement, bien entendu, à la fin de l’impérialisme, qui persiste aujourd’hui sous des formes allant des pratiques de « zonage » qui visent à déstabiliser des régions entières au profit du capital jusqu’à des pratiques carrément néocoloniales). La colonialité désigne de son côté la configuration et l’articulation du pouvoir, du savoir et de l’être qui, suscitée par la colonisation et l’entretenant, informe encore aujourd’hui les structures sociales. Nous appellerons cette configuration et articulation « dispositif colonial ».

La colonialité de l’être désigne en particulier les mécanismes par lesquels le colonisateur se pose une question sur la qualité de l’humanité des différents groupes humains. Le philosophe Nelson Maldonado-Torres a proposé de fixer la mise en place de la prise coloniale sur l’être dans la « controverse de Valladolid » (1550-1551), qui constitue le premier débat officiel dans l’histoire européenne concernant la manière dont les colonisateurs étaient censés comprendre et traiter les colonisés [15]. Cette controverse a opposé notamment le théologien Juan Ginés de Sepúlveda au dominicain Bartolomé de las Casas : le premier insistait sur l’irrationalité et la violence des sociétés indigènes afin de défendre une hiérarchisation stricte, fondée dans leur essence, entre les indigènes et les européens, de manière à légitimer une « guerre juste » de colonisation et d’évangélisation ; le deuxième lui opposait la rationalité des indigènes et considérait que la violence qui caractérise leurs sociétés n’est pas plus extrême que celle qui caractérise l’histoire du Vieux Monde, ceci afin de prôner une évangélisation douce et une colonisation pacifique. On voit que l’enjeu du débat n’est pas tant d’établir si les indigènes sont humains : dès 1537, le pape avait en effet déclaré que les Amérindiens l’étaient. Les discussions portaient plutôt sur le caractère de leur humanité, et sur les moyens avec lesquels il convenait de les traiter.

Si les interprètes tendent généralement à condamner la position de Sepúlveda et à louer celle de las Casas, Maldonado-Torres soumet à la critique le dispositif même de la controverse, qui convoque les indigènes devant le tribunal de la raison européenne afin de juger de leur degré d’humanité et, par-là, de déterminer leur destin. Ce qui pose problème n’est donc pas premièrement la réponse à la question concernant l’humanité des « autres », la formulation de tel ou tel jugement plus ou moins bienveillant, mais le fait même que la question soit posée. La position de la question révèle en effet un soupçon permanent, un doute radical qui « suspend » l’humanité des « autres », la « met entre parenthèse », pour (éventuellement) la leur rendre (généralement) après l’avoir placée sur l’échelle progressive qui conduit à la civilisation européenne. Selon Maldonado-Torres, c’est ce « scepticisme misanthropique » qui fonde la colonialité de l’être.

On comprend ainsi que la colonialité de l’être n’est pas fondamentalement une affaire d’opinions ou préjugés, que l’on pourrait dissiper par la lumière du vrai, mais d’une posture subjective plus profonde, que l’on pourrait qualifier d’inconsciente, consistant à remettre en question et juger la qualité de l’humanité des autres. C’est pourquoi les pratiques d’éducation consistant à démontrer par les faits ou la rencontre avec l’autre que tel préjugé raciste est faux ne touchent pas la racine du dispositif qui soutient la colonialité de l’être. Au contraire, ces pratiques ne prennent leur sens qu’au sein de ce dispositif, comme une tentative d’en corriger les dérapages, de remplacer un mauvais jugement par un bon jugement. Il faut donc se demander comment lutter contre la posture subjective plus profonde qui soutient la colonialité de l’être. Si le racisme est une affaire inconsciente, il faut en effet reconnaître que l’inconscient est lui-même « transindividuel », c’est-à-dire qu’il est structuré par des formes socio-historiques qui « traversent » les individus (et n’est donc aucunement « naturel »). Pour lutter contre la colonialité de l’être, il faut alors identifier le racisme comme structure socio-historique, ce qui ouvre sur la critique de la colonialité du pouvoir et du savoir.

Colonialité du savoir et colonialité du pouvoir

La colonialité du savoir désigne la supposition de la supériorité des modes de connaissance occidentaux, prétendument « objectifs », c’est-à-dire valides dans une indépendance absolue par rapport à toute perspective socio-historique, par rapport aux modes de connaissance non-occidentaux, supposément plus « subjectifs ». Cela aboutit à leur soustraire toute productivité afin de les réduire à des simples objets d’étude permettant la compréhension des modes de vie locaux ou à des objets fantasmatiques suscitant le mythe du « tout autre » et véhiculant la peur ou l’identification. Dans cette analyse, il ne s’agit pas de questionner directement les différentes formes de la colonialité du savoir, mais son impact sur la manière dont on connait l’histoire du colonialisme, et par là, la manière dont elle soutient le doute propre à la colonialité de l’être. La colonialité du savoir joue notamment un rôle central dans le dispositif colonial, en favorisant l’oblitération de la colonialité du pouvoir, telle qu’elle persiste encore aujourd’hui, et son recouvrement par la colonialité de l’être.

Il est en ce sens instructif de se pencher sur la manière dont l’histoire du colonialisme est inscrite dans les manuels scolaires. Pour se limiter à la Belgique, on peut soutenir que la perspective dominante est celle d’un « néonégationnisme »[16] qui, tout en reconnaissant le côté « obscur » du colonialisme belge, tend à le réduire à des dérapages de courte durée et localisés, en relevant en même temps son côté « lumineux », de manière à reproduire la légitimation de la colonisation comme œuvre « civilisatrice ». Ici, l’objectivité de la science historique, qui a bien entendu sa valeur dans son champ d’application propre, prétend énoncer la vérité du colonialisme. Or, on pourrait soutenir qu’une telle superposition totale entre vérité et objectivité exprime une forme de colonialité du savoir. En réalité, vérité et objectivité ne se recoupent jamais entièrement, car la vérité requiert de prendre en compte le positionnement subjectif de l’énonciateur, c’est-à-dire aussi sa perspective socio-historique, en tant qu’elle soutient un « choix » fondamental. Ce « choix » porte en l’occurrence précisément sur l’acceptation ou le refus du dispositif de la colonialité de l’être, car ce n’est qu’au sein de ce dispositif, et du doute qu’il soutient, que la question de la valeur historique objective de la colonisation peut être posée. Pour peu que l’on refuse l’idée selon laquelle il existe une position depuis laquelle on peut énoncer un jugement concernant le degré d’humanité des autres, toute la construction associant colonialisme et civilisation s’effondre, quelles que soient objectivement les violences justifiées en son nom. Ce qui se dévoile à sa place, c’est le caractère de part en part colonial du pouvoir à l’époque moderne.

Aníbal Quijano, l’inventeur du concept de colonialité du pouvoir, situe la naissance de la forme coloniale du pouvoir dans la conquête des Amériques, évènement crucial dans la constitution du « système-monde moderne » [17]. La colonialité du pouvoir est caractérisée par la rencontre entre deux processus :

  1. A la suite de la conquête des Amériques, différentes formes de production et d’exploitation se trouvent à coexister et s’articuler autour de l’axe constitué par le rapport de production capitaliste (lequel est caractérisé par la propriété privée des moyens de production et le travail salarié) : esclavage, servage, petite production marchande, réciprocité. C’est cet ensemble articulé par le marché mondial qui constitue le capitalisme: le capital a en effet existé avant le capitalisme, mais c’est seulement avec la conquête des Amériques que le capitalisme s’est constitué, en articulant par le marché mondial le rapport de production capitaliste aux autres formes de production.
  2. L’idée de race, qu’elle soit fondée biologiquement ou culturellement, introduit les catégories permettant de distinguer et hiérarchiser des communautés.

Quand les Castillans ont conquis et nommé l’Amérique, et un siècle plus tard les Britanniques ont accosté en Amérique du nord, ils ont trouvé un grand nombre de différents peuples, chacun avec sa propre histoire, langue, accomplissements, mémoire et identité. (…) Trois cent ans plus tard ils avaient tous une seule identité : « Indiens ». Et c’était une identité « raciale ». Il en était de même pour les peuples ramenés comme esclaves (…). A nouveau, 300 ans plus tard, ils étaient tous simplement des « Nègres » ou « Noirs » [18].

Tous les peuples dominés avaient donc été privés de leurs identités historiques. C’est pourquoi on peut bien affirmer que les catégories socio-historiques raciales « Blanc », « Indien », « Noir », « Métisse », « Jaune », etc. sont un résultat singulier de la modernité.

Dans la rencontre entre ces deux éléments, la race devient le critère permettant d’inscrire la population dans la structure du pouvoir du capitalisme en associant systématiquement des communautés à des positions dans la division mondiale du travail : l’esclavage pour les « Noirs », le servage pour les « Indiens », le salariat pour les « Blancs ». C’est en ceci que consiste la colonialité du pouvoir moderne-capitaliste. Ce processus accompagne la création d’un système d’États (plus ou moins bien définis) liés entre eux par des rapports hiérarchiques, les colonies étant situées au plus bas de l’échelle. Ces liens sont structurés suivant des formes interétatiques d’exploitation, allant de la dépossession directe à l’échange inégal [19].

Ce (…) nouveau modèle de pouvoir mondial basé sur l’idée de « race » et sur la classification sociale « raciale » de la population mondiale – exprimé par la distribution « raciale » du travail, l’imposition de nouvelles identités géoculturelles « raciales », la concentration du contrôle des ressources productives et du capital, comme relations sociales, incluant le salaire, comme un privilège des « Blancs » – est ce qui est fondamentalement désigné par la catégorie de colonialité du pouvoir [20].

Ayant les Amériques comme terrain de développement primordial, la colonialité du pouvoir a ensuite déterminé le processus de colonisation de l’Asie et de l’Afrique. Il faut notamment souligner la centralité du signifiant « Afrique » et celui qui lui est corrélé de « Nègre » dans la mise en place du dispositif colonial. Comme l’indique A. Mbembe, la classification raciale se déploie depuis la construction fantasmatique de ce point-zéro de l’humanité qu’est le « Nègre » :

L’expression « raison nègre » fait signe à l’ensemble des délibérations concernant la distinction entre l’impulsion de l’animal et la ratio de l’homme – le Nègre étant le témoin vivant de l’impossibilité même d’une telle séparation. (…) Si l’homme s’oppose à l’animalité, tel n’est pas son cas, lui qui maintient en lui, dans une certaine ambiguïté, la possibilité animale. (…) [L’]expression renvoie [aussi] aux technologies (lois, règlements, rituels) que l’on déploie et aux dispositifs que l’on met en place dans le but de soumettre l’animalité au calcul. Le calcul a pour visée finale d’inscrire l’animal dans le cercle de l’extraction.

Ce processus produit « une sorte de vie qui peut être gaspillée ou dépensée sans réserve » [21]. On voit ainsi comment le « Nègre » devient le cœur même de l’articulation de la colonialité du savoir (délibérations) et de la colonialité du pouvoir (technologies et dispositifs d’extraction), qui soutiennent la colonialité de l’être (le doute portant ici sur la distinction entre humanité et animalité). Il faut en effet souligner que l’effet ultime du dispositif colonial affecte l’être même du sujet qui la subit. Ces sujets vivent dans une « séparation d’avec soi » :

Cette énorme gangue de sottises, de mensonges et de fantasmes est devenue une sorte d’enveloppe extérieure dont la fonction a été, depuis lors, de se substituer à leur être, leur vie, leur travail et leur langage. Revêtement extérieur à l’origine, cette enveloppe s’est transformée en une membrure et a fini par devenir, au fil du temps, une coque calcifiée – une deuxième ontologie – et un chancre – une blessure vive, qui ronge, dévore et détruit celui ou celle qui en est frappé [22].

La colonialité du pouvoir aujourd’hui

De nombreuses conséquences concernant la manière dont le caractère colonial du pouvoir persiste aujourd’hui sous des nouveaux habits découlent de ces considérations.

D’un côté, saisir à travers le concept de colonialité du pouvoir la consubstantialité du racisme et du capitalisme permet de comprendre ce qu’il en est de l’antiracisme affiché par une grande partie des élites économiques, politiques, culturelles occidentales. Elles refusent tout critère racial dans la « sélection » de leurs pairs, car tout ce qui compte ce sont les « aptitudes » et « compétences », généralement évaluées à l’aune des exigences du marché. Toutefois, ces critères sont déjà à l’œuvre dans la division en classes de la société – la division du travail, avec les formes économiques et culturelles d’héritage qui la soutiennent, étant de part en part pénétrée par la division raciale, de sorte que cette dernière fonctionne dans la première sans besoin d’être imposée. D’un autre côté, le racisme ne cesse de revenir de manière explicite dès qu’il s’agit de « naturaliser » cette division du travail, voire l’exclusion pure et simple de pans entiers de la population. C’est ce qu’on voit aujourd’hui non seulement dans la recrudescence du racisme lié à « l’origine », mais dans le « mépris de classe » que les classes dominantes réservent aux « classes populaires », et qui est toujours en passe de prendre la forme d’un « racisme de classe ».

La révolution industrielle, en même temps qu’elle crée les rapports de classes proprement capitalistes, fait surgir le nouveau racisme de l’époque bourgeoise (…) : celui qui vise le prolétariat, dans son double statut de population exploitée (…) et de population politiquement menaçante. (…) Pour la première fois, viennent se condenser dans un même discours les aspects typiques de toute procédure de racisation d’un groupe social jusqu’à nos jours : celle de la misère matérielle et spirituelle, de la criminalité, du vice congénital (…), des tares physiques et morales, de la saleté corporelle et de l’incontinence sexuelle, des maladies spécifiques qui menacent l’humanité de « dégénérescence » [23].

Il est facile de retrouver aujourd’hui un tel « racisme de classe », notamment sous forme de ce que P. Bourdieu appelait le « racisme de l’intelligence » [24], impunément à l’œuvre par exemple dans la « riche » production éditoriale concernant le « vote des classes populaires », qui aboutit parfois, de manière parfaitement cohérente, dans la remise en question du droit de vote pour les « ignorants ». On verra plus bas que le thème du « racisme des classes populaires » est lui-même le résultat d’une forme de racisme de l’intelligence.

On voit donc que domination de classe et domination de race, loin de s’opposer, constituent un continuum, de sorte que, bien qu’elles soient différentes, on ne sait jamais à quel moment on passe de l’une à l’autre. On comprend également dans quelle mesure les critères de la division en races (comme ceux de la division en classes) sont historiquement variables. Il est clair que ce continuum et ces variations dans les dominations de classe et de race, loin de constituer des terreaux fertiles pour des alliances, ont le plus souvent fourni le principe d’une division entre groupes dominés, de sorte que « le développement du racisme déplace le conflit de classes » en produisant une « alternative nationaliste à la lutte des classes » [25]. En même temps, comme « le capitalisme a toujours eu besoin de subsides raciaux pour exploiter les ressources planétaires » et qu’aujourd’hui « il se met à recoloniser son propre centre », « les perspectives d’un devenir-nègre du monde n’ont jamais été aussi manifestes » [26].

Soulignons tout de suite que l’idée de « devenir-nègre du monde » ne doit pas conduire à occulter qu’il y a toujours des groupes sociaux qui subissent de manière plus violente les effets conjoints des dominations de classe et de race (les groupes qui subissent le racisme lié à « l’origine »). Cette idée est néanmoins essentielle, en ce qu’elle permet de réactualiser la perspective décoloniale dans la conjoncture présente. Dans la mesure où le système capitaliste tend à rentrer cycliquement dans des crises de l’accumulation (voire même, aujourd’hui, à faire de la crise son état normal), l’accumulation doit être relancée par des pratiques qui dépassent la « simple » exploitation du travail salarié, telles que l’appropriation des ressources naturelles et des forces de travail des pays du Sud, la prolétarisation d’une part toujours plus grande de la population mondiale, la privatisation des biens communs, la destruction des droits sociaux et des formes de solidarité conquises par le mouvement ouvrier, l’intégration dans le système financier à travers le crédit, l’expulsion de populations entières, qui constituent toutes l’expression d’un « nouvel impérialisme » [27]. Reposant sur des formes d’expropriation qui dépassent la violence propre au salariat (et qui permettent d’assoir cette dernière sur un rapport de forces toujours plus défavorable aux travailleurs), l’accumulation par dépossession est entretenue par des subsides raciaux. La supposition d’une infériorité des populations frappées par ces mesures transforme en effet la violence qui leur est faite en un moment de leur « élévation » au niveau de la « civilisation » capitaliste.

L’idée de « devenir-nègre du monde » illustre bien les conditions dans lesquelles se trouvent ces populations. Reprenons à nouveau la proposition de Mbembe :

On assiste désormais à une universalisation tendancielle de la condition qui était autrefois réservée aux Nègres, mais sur le mode de l’inversion. Cette condition consistait en la réduction de la personne humaine en une chose, un objet, une marchandise que l’on peut vendre, acheter ou posséder. La production des « sujets de race » se poursuit, certes, mais sous de nouvelles modalités. Le Nègre d’aujourd’hui n’est plus seulement la personne d’origine africaine, celle-là qui est marquée par le soleil de sa couleur (le « Nègre de surface »). Le « Nègre de fond » d’aujourd’hui est une catégorie subalterne de l’humanité, un genre d’humanité subalterne, cette part superflue et presque en excès, dont le capital n’a guère besoin, et qui semble être vouée au zonage et à l’expulsion [28].

Se développe ainsi à l’échelle planétaire la production d’« hommes jetables », faisant l’objet d’une nécropolitique consistant à « faire vivre à mort et laisser mourir en masse » [29], dans la « péripherie » comme au « centre » du système [30].

Pour toutes ces raisons, il est crucial de construire une contre-histoire de l’actualité ancrée dans une perspective décoloniale permettant de saisir la colonialité du pouvoir comme condition de la colonialité de l’être et la colonialité du savoir comme légitimation de la deuxième – et du discours sur la civilisation qui en constitue le ressort typique – et comme refoulement de la première [31]. Ce qui permet par conséquent de disqualifier radicalement le doute colonial dont on a parlé plus haut, qui consiste à remettre en question et juger la qualité de l’humanité des autres. On voit ainsi qu’interruption de la colonialité de l’être (et du doute colonial) et contre-histoire de l’actualité se présupposent l’une l’autre, et ne peuvent produire leurs effets qu’ensemble. La tentative de les joindre est sans doute une entreprise de grande ampleur, dont on peut trouver à l’heure actuelle des exemples significatifs [32], et qui devrait aller jusqu’à une transformation profonde des programmes scolaires, des musées, des espaces public et, finalement, du discours public.

Politiques minoritaires et coup de poing décolonial

La présupposition réciproque entre contre-histoires relevant le caractère colonial du pouvoir et son actualité et l’interruption de la colonialité de l’être fait toutefois signe vers un dernier point aveugle de la décolonisation de la pensée par les luttes antiracistes. Nous avons vu que, si la colonialité de l’être prend, chez les non racisé.e.s, la forme du doute colonial, elle affecte profondément les racisé.e.s, en produisant une « séparation d’avec soi » et, pourrait-on dire, une sorte de doute à l’égard de soi-même. C’est dans le mouvement de lutte contre cette séparation, déployé par ceux et celles qui la subissent, que trouve sa source le dévoilement et la remise en cause de la colonialité du savoir et de la colonialité du pouvoir, et donc aussi, à terme, la possibilité d’une déconstruction politique des structures coloniales du pouvoir – y compris des formes de la division du travail qui leur correspondent – et la construction de nouvelles structures de pouvoir depuis une perspective décoloniale. Cela ne signifie pas qu’il faudrait jeter sur les épaules des racisé.e.s tout le poids de la lutte contre le dispositif colonial, mais que c’est parce que les racisé.e.s luttent d’ores et déjà contre le dispositif colonial, et à partir des manières dont ils mènent la lutte et des contre-histoires de l’actualité qu’ils produisent, que les non racisé.e.s peuvent à la fois disqualifier le doute colonial et participer au développement de ces contre-histoires. Ainsi, ces deux opérations se présupposent réciproquement parce que leur condition est ailleurs, dans les pratiques de ceux et celles qui les réalisent d’ores et déjà.

L’enjeu de cette lutte n’est pas tellement le dévoilement d’une identité sous-jacente et sa reconnaissance car, comme on l’a vu, cette identité est, du moins partiellement, perdue en raison même du dispositif colonial qui plaque sur les colonisé.e.s une identité fantasmatique. En même temps, toutes les pratiques de résistance à cette assignation identitaire sont elles-mêmes productrices d’identité, et la soumission au dispositif colonial n’exclut pas la persistance de formes culturelles face aux tentatives de les détruire (ceci d’ailleurs à un degré plus ou moins important selon les formes plus ou moins « assimilatrices » ou « excluantes » de domination coloniale). C’est ici qu’on peut trouver des ressources essentielles pour la lutte contre le dispositif colonial. C’est pourquoi il importe de reconnaître la valeur du double geste de l’autonomie et du refus mis en avant par des grands penseurs décoloniaux tels que Frantz Fanon et Aimé Césaire [33]. En effet, « le sujet du politique […] nait au monde et à soi à travers ce geste inaugural qu’est la capacité de dire non. Refus de quoi sinon de se soumettre, et d’abord à une représentation » [34]. Le « non » ne prend toutefois son sens que dans le processus d’un devenir autonome : « Il existe un moment d’autonomie par rapport aux autres êtres humains qui n’est pas, par principe, un moment négatif » [35].

C’est dans le geste du refus que s’enracine la possibilité de ce que Didier et Eric Fassin ont essayé de thématiser sous le nom de « politique minoritaire ». La politique minoritaire consiste à « parler en tant que pour refuser d’être traité comme – Noir, Arabe ou Juif, mais aussi femme ou homosexuel »[36]. Ce concept se distingue de celui d’une « politique identitaire », qui concerne la reconnaissance de l’identité culturelle d’une communauté :

Si les communautés ont en partage une culture, ce qui définit les minorités, c’est l’assujettissement d’un rapport de pouvoir. Il ne s’agit certes pas de les opposer, mais de les distinguer : la minorité, à la différence de la communauté, n’implique pas nécessairement l’appartenance à un groupe et l’identité d’une culture ; elle requiert en revanche l’expérience partagée d’une discrimination.

Cette distinction a des conséquences de taille au niveau des alliances que chaque politique autorise :

La politique identitaire s’applique à constituer des coalitions entre communautés hétérogènes, dont chacune combat d’abord pour la reconnaissance de sa propre culture. En revanche, non seulement la politique minoritaire s’exprime plus aisément dans le registre universaliste de la lutte contre toutes les discriminations, mais, en outre, elle est engagée dans une critique transversale des assignations normatives. Elle est donc ouverte non seulement aux diverses minorités, mais aussi à tous ceux qui, quand bien même ils pourraient trouver place dans la culture majoritaire, ne peuvent ou ne veulent se reconnaître dans un ordre racial dont les effets normatifs pèsent lourdement sur tous, et pas seulement sur les minorités [37].

Cette politique du détournement et du refus des représentations qui soutiennent l’assujettissement à un rapport de pouvoir est donc ouverte au « devenir-minoritaire de tout le monde » [38] : elle ouvre par exemple un espace dans lequel peuvent s’inscrire, à partir de leur singularité propre, tous les sujets frappés par le « devenir-nègre du monde », de manière par exemple à lutter contre les domination raciste et de classe en tant qu’elles se structurent dans une continuité.

En même temps, quand bien même, comme le soutiennent D. et E. Fassin, la « politique minoritaire » constituerait la forme de politique la plus appropriée à la lutte contre les dispositifs racistes au sein de l’Europe occidentale (alors que la « politique identitaire » serait plus appropriée par exemple aux Etats-Unis) [39], encore faudrait-il insister sur l’importance pour les racisé.e.s du moment du repositionnement à partir de leur altérité. Pour pouvoir « refuser d’être traité comme… », il faut « parler en tant que… », un « en tant que… » qui est gros de tout l’héritage culturel et pratique des résistances aux assignations identitaires. Ce moment de repositionnement est donc celui de l’autonomie, qui ne se réduit pas à l’affirmation d’une identité culturelle et au combat pour sa reconnaissance, mais constitue la condition des deux types de politique (identitaire et minoritaire) et participe alors à la relativisation de leur différence, en tant qu’elles ne peuvent être menées à bien que par une transformation des rapports de force. En d’autres termes, il faut affirmer la centralité de la position de l’altérité en raison de son lien de conséquence avec l’égalité. Une telle réflexion permet de pousser le concept de différence à sa limite, de manière à rompre la logique différentialiste-universaliste, qui tend toujours à inscrire la différence sur une échelle de valeurs prétendument universelle, et ouvrir sur une autre logique où l’égalité se conquiert par la position d’une altérité puissante.

N. Ajari a dénoncé, sous le nom de « philosophie du symbolique », la tendance à n’accepter de différence que pour autant qu’elle s’inscrit dans l’universalité d’un ordre hiérarchisé : « le “symbolique” est le synonyme de la totale impossibilité, fondatrice de la modernité européocentriste, à penser conjointement l’égalité et la différence ». En conséquence de quoi Ajari prône une « philosophie du diabolique » qui vise « à se poser à côté [de l’Europe], à réaffirmer une altérité que le procès de la “découverte” et de la conquête, la digestion de la colonie par la colonialité de l’être, voulait oblitérer » [40]. Cette philosophie du diabolique lui permet alors de mettre en avant l’importance du « coup de poing décolonial » :

Le coup de poing, remplaçant la différence inégalitaire par une altérité sur fond de commensurabilité, fait au moment de l’impact s’effondrer le grand partage racial. Mais, en même temps que cette violence de résistance restaure la dignité de la victime, elle impose une limite à l’hybris du bourreau, rétablit un espace pour sa propre humanisation. (…) Diabolique, le coup de poing est alors également le véritable rétablissement de l’éthique, car il rend possible pour l’un d’exister à côté de l’autre. Il rappelle l’existence de la différence et déchire le désir d’une unité autoréférentielle qui a pour nom « colonialité de l’être »[41].

Conclusion

Cette idée d’humanisation nous reconduit alors aux associations qui font de la lutte contre le racisme l’un des enjeux de leur activité, dont nous soutiendrons qu’elles ont tout à gagner à s’ouvrir à la possibilité du coup de poing décolonial, c’est-à-dire à se rendre attentives à toutes les formes de refus par les sujets racisés des représentations qui leur sont adressées et de repositionnement à partir de leur altérité. Ce coup de poing peut alors être compris comme un choc qui relance l’autoréflexion en favorisant le changement de perspective socio-historique face au dispositif colonial qui hante toujours le milieu associatif [42]. Ce choc est d’autant plus essentiel que la décolonisation de la pensée n’est pas seulement une affaire de prise de conscience volontaire. Comme l’a montré E. Dorlin, « les changements de perspective ne relèvent pas tant d’un choix ou d’une bonne volonté, que d’un rapport de force, d’une mise à sac : les points de vue matérialisent des positions dans des rapports de pouvoir que seule la violence semble en mesure de déstabiliser »[43]. L’attention des associations aux formes de refus et de repositionnement des sujets racisés peut prendre différentes formes, mais implique à tout le moins la prise en compte de ce que leurs discours et pratiques révèlent du caractère colonial des formes actuelles de pouvoir – en tant que cette révélation provient de et soutient le refus de la colonialité de l’être et la construction de contre-histoires de l’actualité.

Notons que de telles articulations et transformations peuvent par ailleurs éveiller une attention particulière aux formes de racisme de classe. Par exemple, pour ne pas nous éloigner de notre sujet, on a vu que ce racisme de classe s’exerce à travers la considération aujourd’hui très courante du racisme comme l’apanage exclusif des « classes populaires ». Cette considération conduit à unifier les milieux populaires en les frappant d’une disqualification qui associe à la pauvreté économique une pauvreté politique et culturelle, voire morale, l’ensemble étant en dernière instance expliqué par l’ignorance et la bêtise qui supposément règneraient dans ces milieux [44]. S’il ne s’agit bien entendu pas d’affirmer que le racisme ne constitue pas un problème au sein des milieux populaires, le choc décolonial et en particulier la prise en compte de la colonialité du pouvoir (et du continuum entre dominations de classe et de race qu’elle révèle) conduisent à ne pas le considérer comme leur apanage exclusif, et surtout à se demander s’il ne faudrait pas tout d’abord lutter contre le racisme qui règne dans les couches de la population plus privilégiées, car c’est de ce racisme-là que souffrent avant tout les racisé.e.s. C’est un racisme peut-être plus « subtil », qui s’exerce par exemple au niveau de la limitation pour les racisé.e.s des possibilités d’accès au logement ou à l’emploi, ou par les « stratégies d’évitement » par lesquelles les classes dominantes produisent un « entre-soi » scolaire, de quartier, etc., ou encore au niveau des pratiques de contrôle et répression mises en place par les appareils d’Etat. En ce sens, c’est plutôt les dominants qu’il faudrait tout d’abord « éduquer » à l’antiracisme.

C’est finalement à partir de la perspective qui reconnaît le lien fort entre altérité et égalité qu’il est possible de déranger le jeu de miroirs entre racisme et antiracisme qui se met en place tant que l’on s’en tient au cadre conceptuel du couple universalisme/différentialisme. En effet, si l’inscription « multiculturaliste » de la différence culturelle dans l’universalité de la culture humaine court toujours le risque d’être récupérée dans un universalisme qui n’accepte de différence que dans le cadre d’une échelle de valeurs déterminée, cette récupération est d’emblée entravée si l’on se rapporte d’égal à égal aux altérités qui nous font face – rapport qui ne relève pas seulement des bonnes intentions, mais de l’interpellation que cette altérité nous adresse lorsqu’elle est puissante. C’est un rapport certes plus difficile à tenir : l’inscription de la différence dans l’universalité est en effet une opération qui demeure « en extériorité », c’est-à-dire qui ne remet pas en cause le sujet qui la réalise, car l’appel à l’universalité nous dispense de rendre compte de notre propre différence, c’est-à-dire du caractère « particulier » de notre énonciation de l’universel [45] ; au contraire, l’altérité nous interpelle là où nous sommes – en tant que nous sommes là –, dans notre particularité, en nous demandant éventuellement de nous déplacer – et donc de nous transformer. Cela crée une situation certes plus conflictuelle, mais produit aussi les conditions pour qu’on puisse vraiment faire quelque chose ensemble. Il y a tout à parier qu’un universalisme vraiment émancipateur ne pourra se construire que dans ce rapport où toutes les différences se transforment ensemble – ce qui n’est justement possible que si elles se rapportent l’une à l’autre d’égale à égale.

 

Glossaire

Multiculturalisme : Situation et/ou proposition favorisant la coexistence dans la mixité de communautés ayant des cultures et identités différentes.

Différentialisme excluant : Le différentialisme se base sur la reconnaissance et la valorisation d’une différence entre groupes ; il peut prendre une forme excluante lorsque cette différence sert à justifier une forme quelconque de discrimination.

Universalisme assimilant : L’universalisme se base sur la position de valeurs communes à tous les groupes humains ; il peut prendre une forme assimilante lorsque, en concevant les valeurs d’un groupe comme des valeurs universelles, on force d’autres groupes à adhérer à ces valeurs, quitte à les discriminer s’ils s’y refusent.

Colonisation : Le processus historique par lequel la souveraineté d’une nation est soumise à celle d’une autre nation, l’empire, ce qui produit des formes de domination politique et d’exploitation économique de la deuxième à l’égard de la première.

Colonialité : La configuration et l’articulation du pouvoir, du savoir et de l’être qui, suscitée par la colonisation et l’entretenant, informe encore aujourd’hui les rapports interhumains et les structures sociales.

Colonialité de l’être : Les mécanismes par lesquels le colonisateur se pose une question sur la qualité de l’humanité des différents groupes humains, afin de la juger en la replaçant sur l’échelle progressive qui conduit à la civilisation européenne. Elle est l’un des effets de la colonialité du pouvoir et l’entretient en retour.

Colonialité du savoir : La supposition de la supériorité des modes de connaissance occidentaux, prétendument valides dans une indépendance absolue par rapport à toute perspective socio-historique. Elle favorise l’oblitération de la colonialité du pouvoir et la légitimation de la colonialité de l’être.

Colonialité du pouvoir : Le mécanisme par lequel la race devient le critère permettant d’inscrire la population dans la structure du pouvoir du capitalisme en associant systématiquement des communautés à des positions dans la division mondiale du travail.

Rapport de production capitaliste : Le rapport fondamental entre les travailleurs, les non-travailleurs et les moyens de production en régime capitaliste ; il est caractérisé par la propriété privée des moyens de production et l’exploitation du travail salarié.

  • [1] Je tiens à remercier Lina Alvarez pour ses conseils bibliographiques et ses remarques critiques, qui ont été essentielles à la réalisation de cette analyse. Le lecteur trouvera à la fin de l’analyse un glossaire qui reprend les définitions de concepts centraux surlignés en gras dans le texte
  • [2] Pour s’en tenir à l’actualité belge la plus récente, on peut penser aussi aux agressions racistes au Pukkelpop et à Aarschot.
  • [3] Lévi-Strauss C., « Race et histoire », repris dans Anthropologie structurale 2, Paris, Plon, 1973, p. 417.
  • [4] Balibar E., « Y a-t-il un “néo-racisme” ? », in Race nation classe. Les identités ambiguës (1988), Paris, La Découverte, 1997, pp. 32-33.
  • [5] Lévi-Strauss C., « Race et culture », Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 47.
  • [6] Ibid., p. 15.
  • [7] Meziane M. A., « “Doit-on réformer l’islam ?” Brève histoire d’une injonction », Multitudes, n° 59, 2015, p. 60. URL : http://www.multitudes.net/%e2%80%89doit-on-reformer-lislam%e2%80%89%e2%80%89-breve-histoire-dune-injonction/
  • [8] « Si l’on traite les différents états où se trouvent les sociétés humaines, tant anciennes que lointaines, comme des stades ou des étapes d’un développement unique qui, partant du même point, doit les faire converger vers le même but, on voit bien que la diversité n’est plus qu’apparente » (Lévi-Strauss C., Anthropologie structurale 2, op. cit., pp. 385-386). D’où la question posée par Balibar E., « Le racisme : encore un universalisme ? », in La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997.
  • [9] Le différentialisme se base sur la reconnaissance et la valorisation d’une différence entre groupes ; il peut prendre une forme excluante lorsque cette différence sert à justifier une forme quelconque de discrimination. Les définitions des concepts surlignés en gras dans le texte sont reprises dans un glossaire à la fin de l’analyse.
  • [10] L’universalisme se base sur la position de valeurs communes à tous les groupes humains ; il peut prendre une forme assimilante lorsque, en concevant les valeurs d’un groupe comme des valeurs universelles, on force d’autres groupes à adhérer à ces valeurs, quitte à les discriminer s’ils s’y refusent.
  • [11] Un cas paradigmatique de cette oscillation est celui du « fémonationalisme ». Sur cette question, cf. Bruschi F., « Pour une contre-convergence des luttes face au fémonationalisme », Analyse de l’ARC, URL : https://arc-culture.be/blog/publications/pour-une-contre-convergence-des-luttes-face-au-femonationalisme/.
  • [12] Cf. « L’éducation permanente : un outil contre le racisme ? », Analyse de Vivre Ensemble, n° 9, 2016, URL : https://vivre-ensemble.be/IMG/pdf/2016-09_racisme_ep.pdf.
  • [13] Orban A.-C., « Racisme et antiracisme partagent une tartine de sirop », La Libre, 24 aout 2015, URL : http://www.lalibre.be/debats/opinions/racisme-et-antiracisme-partagent-une-tartine-de-sirop-55d9f5493570b546536ee05e
  • [14] Fassin E., « Aveugles à la race ou au racisme ? Une approche stratégique », in D. Fassin, E. Fassin (éds.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2009, p. 138.
  • [15] Cette perspective est esquissée dans Maldonado-Torres N., « On the Coloniality of Being », Cultural Studies, vol. 21, n° 2, 2007, et approfondie dans Ajari N., « Etre et race. Réflexions polémiques sur la colonialité de l’être », Revue d’études décoloniales, n° 2, 2016, URL : http://reseaudecolonial.org/2016/09/02/etre-et-race-reflexions-polemiques-sur-la-colonialite-de-letre/
  • [16] Voir le dossier « Décoloniser l’école » de la revue Ensemble, n° 95, Décembre 2017.
  • [17] Cf. Quijano A., Wallerstein I., « Americanity as a concept, or the Americas in the modern world-system », International Journal of Social Sciences, n° 134, nov. 1992.
  • [18] Quijano A., « Coloniality of power and Eurocentrism in Latin America », International Sociology, vol. 15, n° 2, 2000, p. 219.
  • [19] C’est par ailleurs cette articulation entre division mondiale du travail, communautés et États qui rend possible dans une certaine mesure (parce que les luttes ouvrières y sont aussi pour une grande partie) les transformations « réformistes » du capitalisme en occident : « le capitalisme a assuré une situation privilégiée à une poignée (moins d’un dixième de la population du globe ou, en comptant de la façon la plus “large” et la plus exagérée, moins d’un cinquième) d’Etats particulièrement riches et puissants, qui pillent le monde entier (…). On conçoit que ce gigantesque surprofit (car il est obtenu en sus du profit que les capitalistes extorquent aux ouvriers de “leur” pays) permette de corrompre les chefs ouvriers et la couche supérieure de l’aristocratie ouvrière. Et les capitalistes des pays “avancés” la corrompent effectivement : ils la corrompent par mille moyens, directs et indirects, ouverts et camouflés. Cette couche d’ouvriers embourgeoisés ou de l’“aristocratie ouvrière”, entièrement petits-bourgeois par leur mode de vie, par leurs salaires, par toute leur conception du monde, est (…) le principal soutien social (pas militaire) de la bourgeoisie. Car ce sont de véritables agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier, des commis ouvriers de la classe des capitalistes, de véritables propagateurs du réformisme et du chauvinisme. Dans la guerre civile entre prolétariat et bourgeoisie, un nombre appréciable d’entre eux se range inévitablement aux cotés de la bourgeoisie, aux côtés des “Versaillais” contre les “Communards” » (Lénine V. I., « Préface aux éditions française et allemande », L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1920, URL : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp0.htm).
  • [20] Quijano A., « Coloniality of power and Eurocentrism in Latin America », op. cit. p. 218.
  • [21] Mbembe A., Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2015, pp. 55-56, 61.
  • [22] Ibid., p. 67.
  • [23] Balibar E., « Le “racisme de classe” », in Race, nation, classe, op. cit., p. 279.
  • [24] « Ce racisme est propre à une classe dominante dont la reproduction dépend, pour une part, de la transmission du capital culturel, capital hérité qui a pour propriété d’être un capital incorporé, donc apparemment naturel, inné » (P. Bourdieu, « Le racisme de l’intelligence », Le Monde diplomatique, avril 2004). Sur le racisme de classe, voir Mauger G., « Racisme de classe », Savoir/Agir, 2011/3, n° 17.
  • [25] Balibar E., « Le “racisme de classe” », op. cit., p. 273.
  • [26] Mbembe A., Critique de la raison nègre, op. cit., p. 257.
  • [27] Harvey D., Le Nouvel impérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.
  • [28] A. Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 165.
  • [29] Cf. Ogilvie B., L’homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris, Ed. Amsterdam.
  • [30] L’ARC a récemment mis au centre de sa perspective de recherche l’idée de nécropolitique: voir Tverdota G., « L’Etat social actif et ses pauvres. Réflexions sur la dimension culturelle des politiques d’activation », Etude de l’ARC, URL : https://arc-culture.be/blog/publications/letat-social-actif-et-ses-pauvres-reflexions-sur-la-dimension-culturelle-des-politiques-dactivation/; cf. aussi Marion N., « Du corps au contrôle. Enjeux de la corporéité dans le capitalisme contemporain », Etude de l’ARC, à paraître.
  • [31] Cf. le glossaire à la fin de l’analyse.
  • [32] Cf. les entretiens recueillis dans « La Belgique face à son passé colonial », Ensemble, n° 91, Juin 2016.
  • [33] Cf. Fanon F., Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1961 ; Césaire A., « Lettre à M. Thorez », 1956, URL : http://lmsi.net/Lettre-a-Maurice-Thorez.
  • [34] Mbembe A., Critique de la raison nègre, op. cit., p. 119.
  • [35] Ibid., p. 142.
  • [36] Fassin D., Fassin E., « Eloge de la complexité », in De la question sociale à la question raciale ?, op. cit., p. 261, nous soulignons.
  • [37] Ibid., p. 259.
  • [38] « Il y a une figure universelle de la conscience minoritaire, comme devenir de tout le monde, et c’est ce devenir qui est création. (…) Le devenir minoritaire comme figure universelle de la conscience s’appelle autonomie » (Deleuze G., Guattari F., Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980, p. 134).
  • [39] Différence qui s’enracine dans ce qui distingue les formes de la domination raciste en France et aux Etats-Unis. Cf. L. Wacquant, Parias urbains. Ghetto, banlieues, Etat (2005), Paris, La Découverte, 2007, pp. 170 : « Contrairement au ghetto américain, la “banlieue” française n’est pas une formation sociale homogène, porteuse d’une identité culturelle unitaire, jouissant d’une autonomie et d’une duplication institutionnelles avancées, fondée sur un clivage dichotomique entre races (c’est-à-dire entre catégories ethniques fictivement biologisées) officiellement reconnu ou toléré par l’Etat ».
  • [40] Ajari N., « Etre et race », op. cit.
  • [41] Ajari N., « Etre et race », op. cit.
  • [42] Cf. Robert M.-T., Rousseau N., Racisme anti-Noirs. Entre méconnaissance et mépris, Bruxelles, Couleurs livres, 2016.
  • [43] Dorlin E., Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017, p. 172.
  • [44] Nous consacrerons une prochaine analyse au mépris de classe.
  • [45] Sur la « particularité » de toute énonciation de l’universel, cf. Balibar E., Des universels. Essais et conférences, Paris, Galilée, 2016.