La guerre des filtres. De la domination du « post-politique »

Le complotisme au travers des filtres des acteurs numériques

Cette analyse revient, à partir d’une dualité conceptuelle existant entre « post-vérité » et « post-politique » et comprise comme terrain d’un nouveau conflit idéologique contemporain, sur les enjeux que soulèvent aujourd’hui les pratiques de filtrages de l’information dont les réseaux sociaux et la presse généraliste se sont fait les acteurs de premier plan. Mobilisant les quelques éléments structurels des logiques d’évaluation de la vérité qui s’organisent aujourd’hui à l’horizon des exigences du « fact-checking » et de la dénonciation du complotisme, il est question de déconstruire la façon dont cette nouvelle organisation du rapport à la vérité factuelle joue, à terme, un rôle particulièrement insidieux dans les processus de dépolitisation et d’annulation des conflits politiques qui pourraient ouvrir à la construction d’une plus grande unité politique et oppositionnelle de la population.

Type de publication

Année de publication

Auteur.rice

Thématique

Catégorie

Le statut des postures critiques au sein du débat public est aujourd’hui en proie à des tensions qui en brouillent les manœuvres classiques : d’une part leurs espaces de déploiement continuent de considérablement se modifier sous l’impulsion du développement numérique et des réseaux sociaux, d’autre part leurs étalons de référence et d’évaluation semblent eux aussi s’être déplacés dans le même mouvement. Comme le soulignait Daniel Innerarity,

[l]es technologies rendent possibles certaines choses et nous laissent sans protection face à d’autres. La volonté qu’affichent l’Union européenne et certains gouvernements de contrôler les fausses informations trouve son origine dans l’ambivalence caractéristique des nouveaux modes de diffusion de l’opinion, à la fois faciles, immédiats et dépourvus de tout contrôle[1].

Parmi ces déplacements contemporains, le contexte de la pandémie mondiale induite par le COVID-19 a très radicalement réactivé, dans la presse autant que sur les réseaux, la mobilisation du registre rhétorique du « complotisme » et des « fake news », semblant spécifiquement définir une part importante des prises de parole de la population exprimant, souvent sur ou à travers ces mêmes plateformes, des soupçons sur les modalités choisies par de nombreux États pour affronter l’épidémie et gouverner la population sous les conditions imposées par la crise. Que le registre du complotisme affleure de façon renforcée dans un contexte où l’expertise scientifique et médicale est, de façon omniprésente, mobilisée pour assurer la légitimité du récit public et politique n’a, par soi, rien de surprenant. Davantage encore si ce contexte est lui-même en proie à une « infodémie »[2] galopante, soit à une avalanche d’informations difficilement appréhendables de manière critique, tant elles dépassent, quantitativement, notre capacité de traitement et d’analyse. Cependant apparait ici un phénomène singulier qui doit, à notre avis, retenir notre attention et qui constituera l’objet de la présente analyse : celui d’une production renforcée d’un réel filtré et du nouvel usage de la « sanction du réel » comme seule option idéologique tolérable auprès de l’opinion.

En effet, si l’ambivalence du rôle des médias dans la construction et l’orientation d’une unicité de l’opinion et de l’idéologie publiques fait déjà l’objet d’un vaste dispositif critique et analytique, la question du transfert de la posture critique qu’assurent en principe ces mêmes médias à un exercice du contrôle de l’opinion dilué dans toutes les strates de la population est moins explicitement déconstruite. Il est en ce sens significatif que, ainsi qu’en témoigne la citation d’Innerarity précitée, les réseaux sociaux soient encore souvent décrits comme « dépourvus de tout contrôle » là où cela n’a plus rien d’une évidence. La capacité à ordonner l’opinion publique et à y produire des frontières admises et consenties entre discours admissibles et discours répréhensibles semble, par exemple, avoir trouvé dans la dénonciation du « complotisme » et des « fake news » un outil remarquablement efficace et étonnamment redistribué dans la population. De quoi une telle efficacité est-elle tributaire ? Qu’indique-t-elle du partage contemporain du traitement de l’information et de son usage politique ? Quels risques fait-elle courir à la construction des contre-analyses et des postures critiques ? Quelle tendance sociale se voit-elle validée dans l’usage étendu de cette gamme de contre-arguments et de dénonciations centrées sur le complotisme et autres conspirationnismes ? À travers notre tentative de répondre à ces interrogations, il s’agira donc moins ici de déconstruire la logique qui préside à l’explication du réel par le complot et celle que ses détracteurs lui opposent que de tenter de comprendre au sein de quelle transformation sociale plus générale ce débat s’inscrit.

Retour sur une peur de la pensée éditorialiste

Le numéro 172 de Manière de voir du Monde Diplomatique, paru en septembre 2020, titrait « Fake news, une fausse épidémie ? », s’inscrivant par-là dans la série des rapprochements évidents entre la prolifération d’informations douteuses sur le virus depuis mars 2020 et la prolifération de l’épidémie elle-même. À l’occasion de cette publication, Frédéric Lordon a réactualisé une de ses publications sur la dernière séquence de ce qu’il désigne comme une « pensée éditorialiste »[3] : celle qui fait du problème dit de la « post-vérité » le sommet de sa propre conceptualité. Sans nous appesantir sur la signification apparente de cette problématique[4], rappelons que le paradigme de la post-vérité désignerait l’état de chose contemporain où, la vérité n’ayant plus le statut d’horizon normatif du discours médiatique et politique, l’on pourrait désormais « dire n’importe quoi à un point nouveau » et où la politique serait « devenue radicalement étrangère aux régulations de la vérité »[5].

Il faut comprendre, surtout, que la post-vérité désigne une « inquiétude » fort prégnante dans la classe élitaire des sociétés occidentales : peur que, suivant la formulation de Lordon, « les populations écumantes de colère se mettent à croire n’importe quoi et n’importe qui »[6] ou, autrement dit, peur que si le tutorat moral de la presse venait à effectivement s’écrouler, la population pourrait bel et bien faire des choix « dangereux » (s’insurger, « mal » voter, cesser de les lire, etc.) En quelque sorte, la pensée éditorialiste est convaincue que le passage à l’ère de la post-vérité signifie qu’une fraction significative des dérives politiques contemporaines serait positivement corrélée avec la disparition de la vérité comme valeur cardinale d’organisation de l’information. Une part importante de cette nouvelle conviction s’est vue cristallisée médiatiquement par l’émergence des pratiques de fact-checking, soit d’un rôle singulier auto-attribué aux organes de presse ayant pour but d’établir les faits vérifiés et d’en estampiller le caractère véridique ou non, légitime ou non. C’est le transfert de cette pratique depuis les organismes de presse en tant que tels vers le contrôle de l’information sur les réseaux sociaux que nous nous proposons d’analyser dans un premier temps. En effet, des plateformes telles que Facebook se sont dotées d’une fonctionnalité de fact-checking, réalisée en partenariat avec des organismes de presse indépendants de la plateforme et opérant au signalement, voire à l’élimination des « fausses informations » circulant sur le réseau. Cela n’a rien d’anodin dans un contexte où Facebook est, spécifiquement aujourd’hui, l’un des lieux privilégiés de la circulation des informations et des opinions. Cela l’est encore moins dès lors que cette logique d’évaluateur du vrai, doublée de sa posture sociale idoine, gagne sur les mêmes réseaux une influence considérable sur les comportements des utilisateur·trices et sur leur façon de mener et agir les débats de société qui s’y déploient.

Comme le rapporte à ce sujet un article publié par la RTBF[7], il existe désormais pour la Belgique trois partenaires de Facebook impliqués dans cette mission de contrôle, soit la DPA, Knack et dernièrement l’AFP. Si ce partenariat mériterait à lui seul une analyse entière, attardons-nous d’abord sur sa signification la plus évidente, soit sur le fait qu’il atteste d’une compréhension du réseau social comme lieu spécifiquement concerné par la post-vérité et ses conséquences. Autrement dit, non sans trivialité, si la question de la vérité peut être décisive dans une variété importante de contextes, celui des réseaux sociaux de masse semble faire désormais l’objet d’une attention particulière, notamment motivée par crainte de la dite « prolifération » de « contre-vérités » dont la multiplicité des utilisateurs serait vectrice. Outre le chiffre notable rapporté de « 90 millions de messages » épinglés par ce dispositif sur la seule période d’avril/mai 2020 (soit une moyenne d’environ 1500000 publications épinglées par jour), l’article situe l’augmentation des partenariats entre Facebook et les organes de presse précités dans une stratégie globale défendue par le réseau social visant à « améliorer la qualité et l’authenticité » du contenu publié sur son service. Elle se décline en trois aspects que nous reproduisons ici intégralement afin de les commenter :

  1. Facebook supprime les comptes et les contenus qui mettent en danger de manière physique et imminente les personnes (comme la fausse information sur l’eau de javel), ou qui enfreignent ses standards de la communauté ou sa politique publicitaire.
  2. Pour les contenus qui n’entraînent pas directement de dommages physiques, comme les théories complotistes, Facebook a réduit la diffusion afin que ces messages ne soient lus que par un nombre extrêmement restreint de personnes. C’est également le domaine dans lequel Facebook travaille avec des vérificateurs de faits indépendants tels que l’AFP, Knack et la DPA. Lorsqu’un vérificateur de faits qualifie une information de fausse, Facebook l’affiche plus bas dans le fil d’actualité et moins de personnes la voient afin d’éviter que le contenu ne se répande largement. Les pages et les domaines qui diffusent régulièrement de fausses nouvelles verront leur diffusion diminuer et seront empêchés de gagner de l’argent et de faire de la publicité.
  3. Lorsque les personnes chargées de vérifier les faits jugent qu’un contenu est faux, Facebook non seulement réduit la diffusion, mais informe également les gens en leur donnant plus de contexte, par exemple en envoyant des notifications aux personnes qui ont partagé le contenu pour leur faire savoir qu’il a été jugé faux et qu’un avis a été ajouté à leur message[8].

Ces trois dimensions du contrôle et de la vérification de l’information sur Facebook indiquent, outre une supervision très assumée du contenu diffusé, un renversement intéressant d’un problème typique du référentiel de la post-vérité : celui de la « bulle de filtrage », imputé aux réseaux sociaux comme étant l’expression de leur vice propre[9].

Les réseaux sociaux opérant un filtrage singulier (algorithmique autant que social) de l’information, ils joueraient un rôle dans la propagation et le renforcement d’idéologies populistes, complotistes, voire délirantes, tant ils conduiraient les utilisateurs à demeurer dans un renforcement perpétuel de leurs propres opinions (dû à la personnalisation extrême que permettraient les réseaux sociaux) sans intervention extérieure d’opinions contradictoires, alternatives, ou antagonistes. Faisant un pas de plus dans cette direction, la directrice du Guardian Katharine Viner avait, dans un article ayant lui-même fait couler beaucoup d’encre[10], lié le problème des bulles de filtrage (et de leur impact sur le statut du journalisme d’information) au développement d’options politiques qu’elle qualifiait de « populistes », l’élection de Donald Trump ou le succès de l’option du Brexit en étant, selon elle, des exemples évidents. Son texte donne un aperçu assez fidèle de ce que le paradigme de la post-vérité induit conceptuellement :

Nous sommes aujourd’hui pris dans des séries de batailles confuses entre des forces qui s’opposent : entre vérité et mensonge, fait et rumeur, gentillesse et cruauté ; entre les quelques-uns et la multitude, les connectés et les aliénés ; entre la plateforme ouverte du web telle que ses architectes l’ont imaginée et les clôtures fermées de Facebook et des autres réseaux sociaux ; entre un public informé et une foule malavisée/mal orientée [misguided].

Ce qui est commun à ces luttes – et ce qui fait de leur résolution un problème urgent – est qu’elles impliquent toutes une diminution du statut de la vérité. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de vérités. Cela signifie simplement […] que nous ne pouvons pas nous accorder sur ce que sont ces vérités, et quand il n’y a pas de consensus sur la vérité et aucun moyen d’y parvenir, le chaos s’ensuit rapidement[11].

La post-vérité induirait, en ce sens, un « chaos » qu’il s’agit de maîtriser : il serait, selon l’auteure, nécessaire de retrouver les moyens de parvenir à un consensus sur la vérité. C’est dans ce contexte que le développement des pratiques de fact-checking sur Facebook se sont développées et qu’au « filtrage » inconscient qu’induisait ce phénomène des « bulles », la société de Mark Zuckerberg oppose désormais un contre-filtrage monitoré et assumé par des organes de presse externes. En quelques mots, l’idée qui domine dans cette réponse au « chaos » de la post-vérité n’est autre que la suivante : il est nécessaire de filtrer les filtres. Et dans ce choix se dessine ce qui nous occupera ici, à savoir la création d’un réel factuel autorisé et, par ce fait, considéré comme intrinsèquement valide. Valide parce qu’au centre d’un double filtre : celui réalisé par les opérateurs désignés pour indiquer aux individus le champ des informations admises et, en second, celui résultant d’une réduction de la portée des publications proposées par les individus ayant fait circuler les informations désignées comme douteuses par ces premiers opérateurs. Mais, en réalité, il semble évident que le problème est en quelque sorte mal posé, voire, si l’on désire rester dans la rhétorique de Viner, « malavisé » : d’une part, le rôle de l’information ici exposé n’est pas dénué d’ambiguïtés et d’autre part, plus important, est ici établi un lien explicite entre l’organisation de l’information et la qualité ou la rationalité des choix politiques qui s’affrontent aujourd’hui. Or ce lien, qui semble se présenter lui-même comme la piste privilégiée pour éclairer le désigné chaos présent et à venir, pourrait bien, en fait, être lui-même la source du problème.

Du statut de l’information au problème du post-politique

En effet, à partir d’une telle appréhension conceptuelle, il est clair que l’information est structurellement assignée à jouer un rôle central dans l’organisation politique du présent. Reprenons donc en substance l’hypothèse du fact-checking. Elle suppose que si l’information est biaisée par une appropriation désolidarisée de tout rapport véridique au réel, alors la valeur du « fait » s’écroule et perd sa capacité à dire ce qui doit être retenu du réel. En d’autres termes, la peur que génère la post-vérité dans la pensée éditorialiste tient au fait que cette dernière y perd une certaine prédominance dans le choix des mots d’ordre qui organisent le champ social. Lordon l’exprime assez cyniquement lorsqu’il moque le propos de Viner en soulignant combien la presse « mainstream » (comprenons la presse généraliste) devrait au fond elle-même se reconnaître dans la description de ces bulles de filtrages (ces médias ne sont-ils pas eux-mêmes enfermés dans leurs grilles de lecture et capturés par des intérêts qui orientent, même indirectement, leur travail journalistique ?) Mais, bien plus, il relève combien, en s’appesantissant sur cette compréhension du problème, les tenants de la lutte contre la post-vérité occultent ce qui pose réellement problème dans notre rapport contemporain à l’information factuelle : que la défiance à la vérité « consensuelle » qui s’en dégage a elle-même des causes et que c’est là que la question proprement politique se pose. Si bien qu’en fait, ce qu’occulte la perspective éditorialiste sur la post-vérité et ses conséquences n’est autre que son propre caractère idéologique et politique, soit le fait qu’elle incarne elle-même un pouvoir de filtre de l’information et que, par-là, elle est elle-même inscrite dans les processus qui orientent la politisation des individus. Par conséquent, c’est le rapport qu’elle entretient avec ce qu’elle désigne désormais comme un « chaos » qu’elle occulte : comme a pu le souligner Marcel Gauchet, ce que le discours de la post-vérité peine à assumer, c’est qu’il « s’inscrit dans une lutte qui se présente à de certains égards comme un nouveau visage de la lutte des classes »[12]. Il convient simplement, pour nuancer, de pointer que cette nouvelle forme de lutte n’a pas un caractère binaire, mais qu’elle divise – à travers les filtres que nous évoquons – les points de vue antagonistes propres à chaque classe, dominée ou dominante, de manière à orienter plus subtilement qu’avec des prises de position explicites entre des options politiques, la lutte des classes elle-même. Cette guerre des filtres prend alors la fonction, nous allons le montrer, d’une annulation de la politique, c’est-à-dire d’une annulation de l’exercice des différences d’interprétation politique au profit d’une opposition stérile entre faits établis et indiscutables et opinions variables seulement tolérables dès lors qu’elles s’appuient sur ce réel réputé, lui, indiscutable. Ainsi, de la perte de valeur de la vérité comme horizon normatif (ce que désigne ladite « post-vérité »), les pratiques de filtrage nous font passer à l’épure d’un champ social où les faits et leur analyse n’ont plus la discussion politique pour horizon. Ou plutôt à un champ social où la politique n’a plus que, étendue ad nauseam, la simple et bête « discussion » (soit celle qui, ne pouvant mettre en cause le réel lui-même, n’a plus qu’à parler des options et opinions tolérées comme admissibles au sein de ce dernier réel validé par autorité) pour horizon et les organes de presse et les propriétaires de réseaux pour gardiens.

C’est sur ce fond que Lordon introduit le concept qui, selon lui, se dessine en creux des pratiques de fact-checking, soit celui de « postpolitique » :

Ce que le journalisme « de combat » contre la post-vérité semble donc radicalement incapable de voir, c’est qu’il est lui-même bien pire : un journalisme de la postpolitique – ou plutôt son fantasme. Le journalisme de la congélation définitive des choix fondamentaux, de la délimitation catégorique de l’épure, et forcément in fine du gardiennage du cadre. La frénésie du fact-checking est elle-même le produit dérivé tardif, mais au plus haut point représentatif, du journalisme post-politique, qui règne en fait depuis très longtemps, et dans lequel il n’y a plus rien à discuter, hormis des vérités factuelles. La philosophie spontanée du fact-checking, c’est que le monde n’est qu’une collection de faits et que, non seulement, comme la terre, les faits ne mentent pas, mais qu’ils épuisent tout ce qu’il y a à dire du monde[13].

Construit sur le même usage du préfixe « post » que l’expression « post-vérité », le concept de postpolitique auquel se réfère ici le philosophe tente donc de formuler le nœud critique de ces pratiques de filtrage où la validation des faits est supposée en clôturer la discussion. En survalorisant un « réel » qui sanctionne les énoncés et leur admissibilité, les filtres du fact-checking vont moins ouvrir la discussion politique sur des bases factuelles établies que la fermer sur le fantasme idéologique d’un réel qui ne pourrait être que « tel qu’il est », qui est valide parce qu’au-delà de toute appropriation politique, qui serait ce qui doit être cru parce qu’il est, en dernier recours, ce qui doit être admis comme référence symbolique commune. Cette guerre des filtres dont le fact-checking est le nom oppose donc aux dérives idéologiques de la population des réseaux (sinon du peuple tout court) un monde où le politique ne serait plus l’horizon normatif de la discussion collective, au profit d’un réel supposé intrinsèquement valide, ou d’une « « réalité » [construite] comme argument fait pour clôturer toute discussion, c’est-à-dire évidemment la négation de toute politique comme possibilité d’une alternative »[14]. Lordon poursuit :

Car voilà toute l’affaire : la postpolitique est un fantasme. Elle est le profond désir du système intégré de la politique de gouvernement et des médias mainstream de déclarer forclos le temps de l’idéologie, c’est-à-dire le temps des choix, le désir d’en finir avec toutes ces absurdes discussions ignorantes de la « réalité », dont il nous est enjoint de comprendre que, elle, elle ne changera pas. Mais c’est le désir de ce système, et de ce système seulement. Pour son malheur, le peuple obtus continue, lui, de penser qu’il y a encore matière à discuter, et quand toutes les institutions établies de la postpolitique refusent de faire droit à cet élémentaire désir de politique, alors ce peuple est prêt à saisir n’importe quelle proposition, fût-ce la pire, pourvu qu’elle soit celle d’une différence[15].

Nous arrivons ici au point qui nous intéresse spécifiquement dans notre analyse et sur lequel nous aurons à conclure : ce point où c’est « le peuple » lui-même qui se trouve en position de « contre-effectuer » le filtrage et où, contre toute attente, c’est sous le prisme du complotisme que sa contre-effectuation va être appréhendée.

Dépossession politique et contre-effectuation complotiste

Comment comprendre qu’à la détérioration fondamentale de la capacité à interroger politiquement la façon dont le réel se présente et ce sur quoi il s’appuie – ce que nous avons identifié avec Lordon comme étant le propre du postpolitique –, le complotisme puisse servir d’opérateur efficient de disqualification, non seulement depuis les classes dominantes vers la population, mais également à l’intérieur de la population elle-même qui – désormais empreinte de la peur d’être associée à la houle du chaos idéologique qu’incarneraient les complotistes et autres propagateurs de fake news – redouble d’effort à le dénoncer, à s’en tenir éloignée, à disqualifier ceux et celles qui en présenteraient le moindre symptôme ? D’une certaine façon, poser cette question revient à y répondre : dès lors qu’est suspendue ou marginalisée notre capacité à discuter politiquement du réel, c’est-à-dire à l’appréhender comme transformable en fonction d’axiomes politiques, idéologiques et pratiques donnés, le conflit politique va inévitablement se redéployer à l’intérieur d’une nouvelle division, cette fois fondée sur la frontière entre les complotistes ou assimilés et tou·tes les autres. En d’autres mots, le fantasme d’une disparition du politique comme horizon normatif de la discussion induit comme un retour du refoulé où, à travers les discussions ayant le complotisme pour objet, le politique trouve son nouvel espace de déploiement. Si bien que l’efficacité de la guerre des filtres dont nous avons brièvement rendu compte trouve là son aboutissement réel : loin d’abolir définitivement le politique, elle le déplace dans une sphère qui le rend quasi inoffensif quant aux déterminations fondamentales de ce qui organise le système des dominations réelles de notre présent, soit le capitalisme et la lutte des classes qui le traverse. Plus grave, toute la véhémence anti-complotiste – qui, nous l’avons vu, n’incarne pourtant qu’une expression déformée d’une peur plus fondamentale générée par l’augmentation tendancielle de la contestation de l’ordre présent – masque le sens politique du fait social qu’incarnent les tendances conspirationnistes elles-mêmes : celui d’une dépossession politique patente dont beaucoup de gens font l’objet et à laquelle ils tentent péniblement de s’opposer.

En effet, toujours dans les mots de Lordon, comprendre le complotisme comme l’effet d’une dépossession politique dont le peuple est frappé permet de comprendre plus finement la part de résistance (politique) réelle qui s’y exprime, et que la pauvreté actuelle du débat sur ses motifs empêche de saisir, sinon sous les auspices d’un mépris de classe insidieux :

Dépossession : tel est peut-être le mot qui livre la meilleure entrée politique dans le fait social – et non pas psychique – du conspirationnisme. Car au lieu de voir en lui un délire sans cause, ou plutôt sans autre cause que l’essence arriérée de la plèbe, on pourrait y voir l’effet, sans doute aberrant, mais assez prévisible, d’une population qui ne désarme pas de comprendre ce qu’il lui arrive, mais s’en voit systématiquement refuser les moyens – accès à l’information, transparence des agendas politiques, débats publics approfondis (entendre : autre chose que les indigentes bouillies servies sous ce nom par les médias de masse), etc.[16]

Comprendre la dépossession politique dont le complotisme supposé du peuple est, au fond, l’expression permet aussi d’exposer combien de résistances s’opposent aux manques socio-politiques qu’induisent les filtrages complexes de la réalité politique qui dominent notre accès quotidien à l’information. Dans une situation où se voient isolés et atomisés tant les producteurs que les récepteurs de l’information, capturés dans les nœuds des médiations technico-idéologiques qui organisent aujourd’hui l’accès aux éléments et aux faits porteurs de sens pour la délibération politique, c’est tout le processus de construction collective des cadres de sens, d’analyse et de critique qui se voit parasité et perverti en son cœur : celui de donner à des vécus partagés par tous un ancrage commun et, à terme, une orientation politique commune. Précisément, ce que la guerre des filtres dont nous avons ici esquissé l’analyse combat réellement n’est autre que cette perspective politique : qu’à nouveau soit possible une orientation politique commune pour ceux et celles qui subissent la dépossession politique dont le capitalisme néolibéral est l’agent.

Le conspirationnisme n’est pas la psychopathologie de quelques égarés, il est le symptôme nécessaire de la dépossession politique et de la confiscation du débat public. Aussi est-il de la dernière ineptie de reprocher au peuple ses errements de pensée quand on a si méthodiquement organisé sa privation de tout instrument de pensée et sa relégation hors de toute activité de pensée[17].

Nous pourrions ajouter qu’au-delà de l’ineptie du reproche, c’est à la fondamentale crainte des masses qu’il exprime que nous devons nous attaquer : si la possibilité d’une organisation idéologique commune anime à nouveau la population « malavisée » que craint Viner, c’est précisément sur cette même possibilité que doit s’appuyer la lutte contre le complotisme, en y extirpant ce qui – derrière son apparence délirante – porte quelque chose d’un besoin de transformation plus radicale de l’ordre des choses.

  • [1] Innerarity Daniel, « Les apories de la lutte contre les fake news », Esprit, 2018|12, Décembre, p. 55.
  • [2] Voir Mayault Isabelle, « La rumeur, l’autre épidémie qui préoccupe l’OMS », Le Monde, 20 mars 2020 [En ligne]. URL :  https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2020/03/06/la-rumeur-l-autre-epidemie-qui-preoccupe-l-oms_6032079_4500055.html
  • [3] Lordon Frédéric, « Un journalisme postpolitique », Manière de voir, n°172, Septembre 2020, p. 7. Cet article est lui-même une refonte d’un précédent article du philosophe paru en 2016 dans Le Monde Diplomatique sous l’intitulé suivant : « Politique post-vérité ou journalisme post-politique ? », Le Monde Diplomatique [En ligne], 22 novembre 2016. URL : https://blog.mondediplo.net/2016-11-22-Politique-post-verite-ou-journalisme-post
  • [4] Nous renvoyons ici à l’analyse ARC publiée en 2017 : Mariscal Vincent, « La post-vérité : un dispositif de stigmatisation des classes populaires ? », Analyse de l’ARC, 2017 [En ligne]. URL : https://arc-culture.be/blog/publications/la-post-verite-un-dispositif-de-stigmatisation-des-classes-populaires/
  • [5] Lordon Frédéric., « Un journalisme postpolitique », art. cit., p. 7.
  • [6] Ibid.
  • [7] Mirelli Anthony, « Fake News : Facebook choisit l’AFP comme troisième partenaire indépendant de « fact checking » en Belgique », RTBF.be [En ligne], 14/07/2020. URL : https://www.rtbf.be/tendance/techno/detail_fake-news-facebook-choisit-l-afp-comme-troisieme-partenaire-independant-de-fact-checking-en-belgique?id=10542263
  • [8] Ibid.
  • [9] Les propositions fondatrices de cette approche peuvent être rapportées à Pariser Eli, The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin Press, 2011.
  • [10] Viner Katharine, « How technology disrupted the truth », The Guardian [En ligne], mis en ligne le 12/07/2016. URL : https://www.theguardian.com/media/2016/jul/12/how-technology-disrupted-the-truth
  • [11] Ibid., notre traduction.
  • [12] Gauchet Marcel, « La guerre des vérités », Le débat, 2017|5, n°197, p. 21.
  • [13] Lordon Frédéric, art. cit., p.8.
  • [14] Ibid., p. 9.
  • [15] Ibid.
  • [16] Lordon Frédéric, « Conspirationnisme : la paille et la poutre », La pompe à phynance [Blog du Diplo], publié le 24/08/2021 [En ligne]. URL :
  • [17] Ibid.