Éducation populaire et émancipation. Quelques pistes.

L'émancipation des travailleurs par l'éducation permanente, réflexions.

Le néolibéralisme n’en finit pas de plonger les sociétés et les écosystèmes dans le chaos. Comment la formation des travailleurs et l’éducation populaire peuvent-elles être des lieux où s’élaborent des horizons émancipateurs ? Comment y construire des stratégies de transformation sociale pour qu’ils puissent advenir ?

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L’émancipation peut se définir comme un processus qui vise à s’emparer et à investir démocratiquement l’avenir. L’éducation populaire est de part en part liée à l’élaboration de pratiques émancipatrices. Parce qu’elle contredit en acte les approches qui tendent à faire des classes dominées des groupes présupposés incapables de construire par eux-mêmes des modalités de conflictualité avec les formes d’exploitation, de domination et d’aliénation dont ils sont l’objet.

Comment des pratiques d’éducation populaire et de formation des travailleurs peuvent-elles contribuer à construire en actes des formes d’émancipation ? Voici quelques pistes qui ont pour seul objet de proposer des questions à explorer de manière plus approfondie. Elles dessinent un parcours où sont abordés les horizons, les savoirs populaires, les stratégies et les projets émancipateurs.

Quels horizons ?

L’éducation populaire est constitutive de pratiques qui interrogent ce qui est souhaitable collectivement et démocratiquement. La crise multiforme que ne cesse de reproduire le capitalisme néolibéral est propice pour questionner la fabrique des projets d’émancipation et pour reprendre leur élaboration. Parce qu’aujourd’hui encore, un imaginaire « fordiste » ou « keynésien » domine notamment au sein du mouvement ouvrier. Institué aux lendemains de la seconde guerre mondiale dans la plupart des pays occidentaux, le compromis « fordiste », « keynésien » ou « social-démocrate » reconnaissait la légitimité de l’autorité patronale dans l’organisation du travail et du mouvement syndical dans les négociations collectives. Porté par une dynamique capitaliste d’expansion, il organisait le soutien à la croissance économique par l’augmentation régulière des salaires et des protections sociales dans les pays du nord en redistribuant – en partie – les gains de productivité. Dans cette logique, le salut résidait dans la croissance économique, indépendamment de toute considération écologique. Elle seule pouvait permettre de sortir le salariat des dangers de la précarité. Mais ce carcan a du plomb dans l’aile. Le compromis historique qui l’a institué a implosé. Le monde patronal tente aujourd’hui de marginaliser le mouvement ouvrier – y compris ses institutions les plus modérées – et entend dicter seul la discipline à laquelle devrait se conformer le monde du travail. Sous le poids de pressions pour davantage de flexibilité et d’une violente offensive sur les politiques sociales, les classes populaires sont menacées de relégation sociale, culturelle, politique et écologique. Les crises environnementales révèlent avec force l’insoutenabilité du carcan fordiste pour le devenir même de l’humanité et des écosystèmes. L’heure est à la construction par les mouvements sociaux de nouvelles alliances entre des luttes – sociales, écologiques, culturelles – maintenues artificiellement séparées.

La question des convergences et des alliances entre des mouvements sociaux est centrale même s’ils peinent à les construire. Sortir du productivisme apparait comme une question de vie ou de mort, dépasser le capitalisme comme le seul horizon soutenable. L’éducation populaire peut être un lieu de mise en question des utopies qui envisagent un capitalisme dégagé du chaos social et écologique qu’il produit. Elle peut interroger ce pourquoi le progrès a eu durant des décennies comme scénario dominant une croissance économique illimitée et comment se dégager de l’aliénation produite par le néolibéralisme qui fait de l’individualité concurrentielle et de l’employabilité les principes premiers de toute conduite sociale. L’éducation populaire peut être également une dynamique porteuse d’un autre imaginaire social et écologique.

Les savoirs populaires

Au travail et dans la vie sociale, des pratiques et des savoirs se constituent. Ils construisent des modes de résistance et de protection dans toute une série de situations : comment se protéger d’un contrôle médical, comment rendre compte d’une disponibilité sur le marché du travail, comment faire valoir son droit à un logement décent, comment défendre des conditions de travail dignes, etc. Ces savoirs et ces pratiques peuvent en éducation populaire faire l’objet de formes de valorisations. Ils peuvent s’ils sont partagés faire « caisse de résonance » et permettre à d’autres de réfléchir et d’agir à partir de répertoires d’action et de résistance élargis.

Le travail est un espace central où se construisent des savoirs au travers d’une multitude d’expériences. En redéfinissant l’objet de leur travail, de nombreux salariés interviennent sur ses finalités. Par exemple, des aide-ménagères considèrent que leur travail consiste tout autant à nettoyer qu’à aider et accompagner pour rompre la solitude de personnes isolées. En tentant de redéfinir ses rythmes et ses cadences, que ce soit dans l’industrie, les institutions de soins ou une multitude de services, d’autres tentent de prendre part à la définition de la disponibilité qu’ils accorderont à leurs employeurs parce que dans de nombreuses situations la législation sociale ne les préserve plus ou n’est tout simplement pas appliquée.

Des exemples récents liés à la crise sanitaire l’illustrent. Des pratiques construites parfois clandestinement permettent de se protéger et de rencontrer ce qui se joue dans le quotidien de l’activité. Les questions « comment accueillir », « comment prendre soin », « comment se protéger des atteintes possibles à la santé » reçoivent des réponses singulières adaptées aux perceptions sensibles. Ces pratiques et ces savoirs se confrontent aux relations de travail et aux rapports sociaux qui viennent produire et transformer les situations de travail. Ils font l’objet de hiérarchisations et sont souvent disqualifiés par le recours à un expert qui, loin d’aider à penser une situation, est censé faire « autorité » et ignorer les perceptions sensibles de dangers ou de risques par exemple. Généralement, les expériences et savoirs construits par des salariés aux statuts précaires où à la qualification peu reconnue sont réputés illégitimes.

Il n’empêche que c’est par cette activité autonome que des salariés font du travail une question politique. Ce que l’on produit, en quelle quantité, via quel procédé est l’objet de formes d’intervention collectives et individuelles. Un syndicalisme qui entend dépasser le clivage hérité d’un certain « fordisme » – aux employeurs la liberté d’organiser le travail, aux représentants des travailleurs la reconnaissance de négocier les conditions salariales et de travail – peut trouver un chemin fertile dans la reconstitution de collectifs de travail fondés sur la connaissance qu’ont les salariés de leur travail. Le chemin est certes semé d’embuches. L’illégitimité juridique des salariés à peser sur les fins et les moyens de leur travail n’est pas le moindre de ces obstacles.

La remise en cause de leur infériorisation et la valorisation des savoirs populaires sont centrales pour l’éducation populaire et pour toute perspective de travail démocratique. Elles peuvent être mises en œuvre par un syndicalisme conçu comme un espace de réflexion et d’action autonome qui entend donner aux savoirs des salariés de la légitimité.

Par contre, le maintien de la condition de subordination est au cœur du travail managérial, y compris dans ses versions dites « participatives ». Le périmètre de cette « participation » est toujours circonscrit par d’autres acteurs. Ce management, conçu comme une pratique de pouvoir visant à disciplinariser le salariat, est irréconciliable avec toute démarche d’éducation populaire. Il vise à canaliser l’implication subjective dont témoignent les salariés. Il entend mobiliser l’intelligence des salariés pour qu’ils coopèrent et qu’ils améliorent des prestations dont la qualité est définie sur base de critères déterminés en dehors d’eux et qui parfois leur font violence. Notamment, quand des critères de productivité viennent prétendre mesurer le travail réalisé, ou quand des objectifs quantitatifs exercent une pression à mal travailler.

Ces situations nous donnent à penser ce qui est à l’œuvre lorsque l’on travaille et le potentiel qui libérerait des pratiques permettant un plus grand pouvoir des salariés sur le contenu de leur travail. L’éducation populaire peut être le lieu où ces savoirs peuvent être partagés et où la reconnaissance de la légitimité des classes populaires à prendre leur sort en main peut être développée.

Le fil de l’expérience des populations objets des rapports sociaux de domination est le seul que l’on puisse tirer puisqu’il n’y aura d’émancipation des travailleurs que par les travailleurs eux-mêmes.

La question stratégique

Les espaces de formation des travailleurs sont aussi des lieux où les lignes de partage et de clivage peuvent être interrogées. On peut rechercher collectivement ce qui rassemble des situations maintenues séparées artificiellement. Quels liens entre des ouvriers de l’industrie alimentaire et des femmes stigmatisées parce que portant un foulard ? Peut-être le fait qu’ils ne sont pas reconnus aptes et légitimes pour prendre la parole sur leurs conditions sociales… Quels liens entre l’exposition des coiffeuses à un cocktail de produits chimiques cancérigènes et des collectifs qui luttent pour l’adoption de véritables politiques écologiques ? Peut-être que les unes et les autres luttent pour que la santé ne soit plus un capital individuel à valoriser mais un commun duquel il faut prendre soin…

Même si elles sont chargées d’émotions, des identités socioculturelles peuvent être interrogées. Plutôt que d’acter leur fixité – les ouvriers seraient, dit-on, portés à voter extrême droite ou tentés par le nationalisme – il s’agit d’ouvrir les possibles en élargissant l’horizon des alternatives et en interrogeant les mobiles d’adhésion. On peut découvrir que des clivages sont artificiels (travailleurs nationaux et migrants, salariés et travailleurs sans emploi, actifs et inactifs, etc.) et que d’autres sont rendus invisibles (la lutte des classes, les oppressions de genre, les processus de racisation). Cela peut conduire à interroger les manières de lutter.

On peut s’exercer à travailler sur quelques principes. Frédéric Lordon propose une éthique politique de la coexistence des luttes :

Elle aurait pour premier principe de ne rien faire dans sa lutte qui puisse nuire aux autres luttes. À commencer par simplement s’abstenir de les débiner — comme inutiles distractions. Et aussi [s’abstenir] de passer par des lieux, des supports ou des « alliés », fussent-ils de rencontre, instrumentaux même, qui font objectivement du tort aux autres luttes. Par exemple : on ne va pas poursuivre la sortie de l’euro avec les racistes du Rassemblement national (quand ils la poursuivaient…) (…) ; on n’entreprend pas de sauver le peuple de la classe ouvrière par la « révolution nationale » ; on ne fait pas des procès pour racisme à des militants marxistes au seul motif de leur préférence pour la lutte des classes, etc.[1]

Pour rendre effective la question de l’émancipation, il est indispensable que la question stratégique soit posée dans ces espaces de formation. Comment réunir des ressources indispensables pour œuvrer à la transformation ? Quelles sont les formes de luttes les plus adéquates face aux forces dominantes ? Dans quels espaces et sur quels territoires les construire ?

La stratégie force à ouvrir des perspectives dans des espaces contraints. En dresser les contours permet de situer les enjeux et de tenter d’éviter des mobilisations seulement symboliques et rituelles, détachées de toute perspective de transformation sociale. Quels scénarios de résistance peut-on envisager ?

Des projets émancipateurs ?

Quel projet construire autour de la coexistence de ces luttes égales fédérées par la domination du capital ? Comment se défaire des imaginaires hérités de l’utopie du progrès infini et du développement des forces productives ?

L’enjeu est de réinvestir la question de la transformation sociale. Il ne s’agit pas d’adhérer aveuglément à une proposition, mais de renouer avec la question stratégique qui vise à transformer des revendications en politiques effectives et des luttes en conquêtes sociales.

Cette question inclut d’emblée un enjeu fondamental porté par l’éducation populaire : celle de l’irruption durable des classes populaires dans les domaines où se règle leur propre destinée. Tirer le fil de l’émancipation, c’est interroger les modes de constitution et de valorisation des savoirs. Les espaces de formation des travailleurs et d’éducation populaire sont des lieux privilégiés où ces savoirs peuvent être reconstitués et où des pratiques démocratiques alternatives peuvent être expérimentées. L’enjeu du travail comme question politique et démocratique apparait déterminant à cet égard. Tirer le fil de l’émancipation, c’est aussi s’interroger sur les stratégies possibles afin que les convergences de luttes se produisent et que les pratiques de résistance sortent de l’impasse des rassemblements symboliques. En conséquence, tirer le fil de l’émancipation, c’est œuvrer à redéfinir collectivement un projet émancipateur qui tienne compte de la donne (urgence climatique et sociale) en ne se piégeant pas par des formules héritées de certaines utopies selon lesquelles ce serait des directions et des pouvoirs en place qu’il faudrait attendre des transformations sociales.

Le scénario d’un gouvernement porté par les classes populaires et engagé dans la transition écologique et sociale parait largement hors de portée aujourd’hui. Il n’est au programme d’aucune force politique d’ampleur et il nécessite de se réapproprier la question de la diversité des luttes, de leurs convergences et de leur autonomie. Il commence par la valorisation collective des pratiques de résistance souterraines partout où les formes de domination se font sentir et se poursuit dans leurs traductions politiques.

Aujourd’hui, des brèches peuvent être construites. Les classes dominantes ont peur et sont fragilisées. Elles craignent que le Coronavirus et la gestion de la crise sanitaire n’entraînent des secteurs larges de la société dans le camp des révoltes populaires. Elles craignent la force et la créativité de mouvements tels que Black Lives Matter, dont la dynamique participative et populaire illustre l’intelligence des mouvements de contestation sociale. Elles craignent que des mouvements tels que ceux qui ont porté le printemps arabe au début des années 2010 ou tels que les mouvements sociaux chilien et libanais ne disputent les modalités d’exercice du pouvoir et ne revendiquent de nouveaux droits démocratiques. Elles craignent que le mouvement pour le climat ne vienne ouvrir la brèche d’un mouvement bien plus large et tentent de sonner ce qu’elles nomment avec condescendance la « fin de la récréation » alors que ces mobilisations leur rappellent qu’elles font partie du problème. Elles craignent que des brèches ouvertes au sein de sociétés en crise permettent aux mouvements ouvriers de rejoindre les mobilisations pour une transition écologique et sociale et que le chantage à l’emploi ne soit plus efficace pour le contenir.

Pour Daniel Tanuro,

la conclusion stratégique est dès lors assez claire : plutôt que de se précipiter pour applaudir l’éventualité d’un tournant basé sur les mythes du « capitalisme vert » et du « capitalisme social », redoublons d’efforts pour accroître ce qui fait bouger les possédants : leur crainte de nos révoltes. Refusons de transformer le respect des consignes sanitaires en unité nationale autour du capital. Nous sommes tous sur le même océan, oui, mais pas sur le même bateau : une minorité se prélasse sur des yachts tandis que la majorité souque dans des barquettes ou dérive sur des radeaux de fortune. Plutôt que tomber dans le piège d’un nouveau pacte social, renforçons nos luttes, organisons-les, radicalisons nos revendications. La première crise de l’Anthropocène exige une réponse globale – économique, sociale, écologique, féministe et décoloniale – à la hauteur du défi. Osons exiger ce qui est impossible dans le cadre capitaliste : le pain et les roses ; une vie de qualité et un environnement sain ; la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés, dans le respect prudent de la beauté du monde[2].

Reste que cette peur des classes dominantes ne les laisse pas sans réaction. La menace climatique se double de menaces d’une recrudescence des mouvements d’extrême-droite. Au pouvoir dans certains pays (Pologne, Hongrie, Brésil, etc.) et en train de gagner en popularité dans de nombreux autres régions du globe, ils constituent une menace frontale pour toute tentative de transformations sociales et écologiques radicales. Cultivant de manière dominante le climatoscepticisme, ils constituent également une menace pour les libertés fondamentales dont ils tentent d’imposer la restriction.

Aujourd’hui, le temps est compté. Le chemin reste pourtant encore long : il n’y a pas de pensée et de mouvement hégémonique qui combine projets de transformation sociale et écologique. Les mouvements politiques qui se réclament de l’écologie ne revendiquent pas une rupture avec le capitalisme. D’autre part, le poids culturel du néolibéralisme pèse pour redéfinir collectivement les besoins et s’emparer des communs. Il faudra pourtant, pour s’écarter des trajectoires cataclysmiques, une planification stricte dans laquelle certaines productions devront être abandonnées ou fortement diminuées et les finalités de l’activité productive redéfinies. Comme le notent Romaric Godin et Fabien Escalona :

Trouver une voie de dépassement du capitalisme, sans tomber dans un rêve autarcique ni dans une dépendance aux logiques capitalistes extérieures, reste un défi central pour construire une solution politique viable aux impasses démocratiques, sociales et écologiques du moment. Cela suppose une diffusion de plus en plus large des idées écosocialistes au niveau mondial. Mais l’heure de ce dernier scénario pourrait alors sonner trop tard, lorsque des conditions dignes d’habitabilité de la Terre auront été excessivement compromises[3].

S’emparer de la question des stratégies de transformation sociale et rompre avec ce que Monique Pinçon-Charlot[4] nommait le « marché de la contestation » apparait comme une première étape dans cette perspective. Il ne s’agit en effet plus d’offrir des espaces où la contestation peut seulement se dire. Il s’agit d’y construire des stratégies et des pratiques alternatives. Cette perspective est au cœur de ce qui peut constituer l’éducation populaire aujourd’hui. Elle constitue une rupture avec une utopie dangereuse qui conçoit l’émancipation non comme le produit de formes d’auto-organisations qui sont au cœur des processus d’éducation populaire, mais comme une libération dont le scénario est dicté par une institution providentielle.